1. Il faut saluer l'engagement personnel d'un comédien
et d'un cinéaste de talent, qui met les ressources
considérables de son art au service d'un témoignage
de foi. Il n'y a pas de raison de douter de la sincérité
de cet élan pour le Christ, le " Serviteur souffrant
".
2. En même temps, aucun Chrétien n'est assuré
de produire un témoignage chimiquement pur. Il serait
injuste de faire le reproche à Mel Gibson de personnaliser
son regard sur le Seigneur, en le mélangeant des couleurs
de sa spiritualité propre. Ce film, donc, comme toutes
les uvres d'art imaginées à partir des
récits des quatre évangiles, représente
les mystères de Jésus selon un angle de vue,
et il ne peut pas échapper aux déformations,
certaines de grande portée, imposées par ses
choix.
3. Ce témoignage d'un Chrétien sincère
doit être pourtant soumis plus que d'autres à
la vigilance des pasteurs de l'Eglise, et ceci pour deux motifs
:
* Mel Gibson a réussi un film efficace, dont la prouesse
technique, dans le genre d'un Gladiator, rencontrera les goûts
du public habitué au cinéma, et en particulier
du public des jeunes, même très peu informé
des convictions chrétiennes : la violence, et ses codes
actuels de représentation spectaculaire, dans le mélange
qu'on en fait avec des notions sacrées, allusives ou
indistinctes, correspond à des attentes très
puissantes du public, mais très suspectes. Certains
appellent " gothique " cet univers de sensations
fortes et mêlées. Les diableries y ont une part
exagérée comme tout justement dans le film de
Gibson, lequel sort plusieurs fois ici de la lettre des Ecritures
Ceci dit, quel artiste chrétien peut se dispenser,
au nom du geste pur d'une esthétique universelle introuvable,
de correspondre en quelque façon au public tel qu'il
le trouve, tel qu'il est ?
* Un film n'est pas dans notre monde le volet d'un retable
caché en quelque musée de province discret :
le Crucifié du retable d'Issenheim à Colmar
est, lui aussi, insoutenable de violence littérale.
Mais son impact suit des logiques culturelles moins invasives
qu'un film dont le lancement est mondial.
4. Au jugement du théologien, l'option esthétique
la plus périlleuse de ce film réside dans le
parti pris d'isoler la passion de la prédication de
Jésus, d'un premier côté, et des récits
sur le Ressuscité, d'un autre côté. La
littéralité de la violence revêt dans
l'isolement des scènes de la Passion une brutalité
presque absurde, à peine illustrée par des retours
en arrière sur la vie publique du Christ, et les trois
ans de sa prédication. Il est possible, non pas certain,
que les millions d'Américains spectateurs du film aient
quant à eux une culture biblique suffisante, pour suppléer
et donc affronter le terrible manque de motifs et de raisons
dans lequel l'histoire de Jésus est ici plongée
dès la première scène de l'agonie.
En tout cas, pour ce qui concerne les publics français,
ceux en particulier que risque de fasciner l'esthétique
du film, célébrée probablement par le
bouche à oreille des jeunes, il est regrettable que
soient occultés tous les motifs complexes qui ont peu
à peu fait monter à la fois l'adhésion
des foules à Jésus, et aussi la controverse
sur sa personne, ses intentions, son mystère. Les mentions
du film sont ici beaucoup trop allusives, en particulier à
l'adresse de spectateurs peu éclairés sur la
foi chrétienne.
Or, Jésus a choqué ; ce que la théologie
a pris l'habitude de nommer ses prétentions (pardonner
les péchés, transgresser la lettre du sabbat
en maître de l'esprit du sabbat, relativiser le fait
du temple de Jérusalem etc.), a provoqué des
questions légitimes parmi les Juifs ses frères.
Les réponses qu'il a apportées n'étaient
pas mécaniquement convaincantes et supposaient qu'un
Pharisien, un centurion romain, un publicain, un lépreux,
s'en remettent à son autorité inouïe par
un acte de foi, renouvelé à la racine.
L'heure de la Passion ne vient qu'après de nombreuses
autres heures de la vie du Christ parmi les hommes, - non
parmi les brutes -, heures lourdes ou heureuses, claires et
obscures, iréniques ou polémiques. Des phrases
du Verbe incarné, vraie Parole de Dieu, ont longuement
précédé les terribles silences de "
l'agneau muet mené à l'abattoir ", et elles
voulaient toujours être comprises " conformément
aux Ecritures ". Le spectateur moins averti est exposé
au risque de ne comprendre dans ces deux heures d'horrible
lynchage qu'une espèce d'événement erratique,
un déchaînement de violence furieuse, démente,
incompréhensible en tout. Pire : il n'est pas exclu
que l'attitude de Jésus soit interprétée
selon les catégories ambiantes du système paradoxal
de la non-violence, ou même de la structuration névrotique
de la corrélation sado-masochiste. Celui qui ne se
défend pas appellerait en somme sur lui-même
les coups. Les évangiles, loin de ce genre de perspectives,
sont très nuancés, multiples, et surtout ils
sont saturés de la grande liberté du Sauveur
: ils échappent tout à fait à des mécanismes
aussi grossiers.
De l'autre côté, la résurrection est
ici montrée, contre l'esprit des évangiles,
comme un événement en solitaire et perceptible
de soi, antérieur à la logique de rencontre
et de témoignage des apparitions. Or, les récits
d'apparition supposent la mystérieuse liaison d'amour
du Ressuscité aux témoins qu'il choisit avec
soin, et la communion retrouvée entre les disciples.
5. Cette option d'isolement de la Passion conduit à
une autre équivoque théologique de grande portée
: le péché du monde, et en face de lui, l'intention
de salut et de pardon qui dirige l'existence du Fils de Dieu
venu parmi les hommes, ne sont pas dans la nécessité,
là encore toute mécanique, de se négocier
au prix du sang. Comme si Dieu, en sa Toute-Puissance, était
de toute éternité soumis à une règle
souveraine qui l'oblige et le contraigne, lui aussi, le Dieu
infiniment libre : l'injustice des hommes ne pourrait être
compensée, corrigée, guérie que par la
justice de Dieu le Père mais au prix des souffrances
et de la mort du Fils.
" Ma vie, nul ne la prend mais c'est moi qui la donne
", dit au contraire Jésus. " Nul n'a pris
la vie " du Christ, encore moins une espèce de
règle abstraite de compensation. C'est au contraire
l'amour de Dieu et sa miséricorde qui ont représenté
devant nous, pour nous convertir le cur, la logique
tueuse du péché. Logique à l'uvre
dans l'histoire de ce monde et entre nous, logique qui s'en
prend même à l'Homme juste, à l'Homme
bon, à l'Innocent. Alors, rejoint jusqu'à l'intime
par la logique du péché de ce monde - c'est
l'agonie -, le Christ Jésus va pourtant vivre et même
exposer en sa mort l'extrême de son amour : sa totale
liberté d'aimer va dominer la nécessité
mécanique du péché.
Il n'y a plus rien ici d'aliénant, rien de calculé,
rien d'abstrait : cet homme-là qui est Dieu, et lui
seul, a pu nous aimer au-delà de nos péchés
à l'heure incomparable, unique, inespérée
de la Passion. En ce sens, il a " satisfait " suggère
le Concile de Trente après saint Anselme : autre mot
pour faire valoir comme M. Gibson la mystérieuse prophétie
du Serviteur souffrant (Is 53).
Il ne faut pas dire que notre cinéaste soit étranger
à ce mystère de la miséricorde divine.
Mais la nécessité du sang réparateur
est ici en grand péril de masquer la décision
filiale de l'amour. Les raisons de la miséricorde ont
eu chez lui moins de place pour s'expliquer que les déraisons,
et même les démences du péché.
Encore une fois, des Chrétiens très assurés
de leur foi pourraient eux les suppléer. Mais les autres
6. La croix que l'Eglise célèbre est celle
que Jésus a demandé aux disciples de prendre
sur leurs épaules pour le suivre et l'imiter. Or, le
film de Gibson montre la croix inimitable, repoussante, absurde.
Il semble pourtant qu'on puisse croire, avec l'Evangile de
Jean, que la Mère de Dieu et " le disciple bien
aimé " devant Jésus crucifié aient
su dépasser dans un acte de foi abyssale l'extrême
de la douleur, et qu'ils aient reçu alors d'y contempler
quelque chose de l'extrême de l'amour. C'était
cet amour seul qu'il faudrait imiter. Avant nous et pour toute
l'Eglise, l'une et l'autre commençaient peut-être
à éprouver ce que les témoins du jour
de Pâques allaient communiquer à tous les Chrétiens,
le mystère résumé en ce cri qu'on voudrait
lancer à l'adresse de Mel Gibson : " Cette croix,
nous l'avons trouvée belle ! ". François
d'Assise, Jean de la Croix, Maximilien Kolbe n'ont pas embrassé
une autre croix que celle de l'amour extrême, la croix
glorieuse, la croix de vie.
A voir ce film, on se demanderait presque si les seuls disciples
authentiques du Jésus de M. Gibson ne seraient pas
ces candidats exotiques à l'imitation du Crucifié
que la télévision nous montre chaque Vendredi
Saint, entrant dans une mimétique exacte des tourments
du Christ (coups, plaies, clous), mais si extérieure
aux profondeurs de l'amour, et au juste si déplacée.
Un indice d'équilibre nous est ici procuré par
la liturgie de l'Eglise : on n'y pratique la lecture publique
de la Passion qu'au Dimanche des Rameaux et au Vendredi Saint.
Mais en revanche, à chaque eucharistie, la croix du
Seigneur se lie à sa gloire dans la puissance du Dieu
qui est amour.
7. On doit s'interdire d'instruire un procès d'intention
contre l'auteur de ce film sur le sujet de l'antisémitisme.
Mais il demeure vrai qu'objectivement, le parti qu'il a pris
de ne rien montrer de la violence des controverses entre Jésus
et les Pharisiens, les scribes, les chefs de prêtres,
aboutit à cet effet de mutilation mécanique
: les Juifs du Sanhédrin sont ici largement privés
de l'expression des motifs, reçus de la Révélation
elle-même, qu'ils avaient eus d'être au moins
surpris, heurtés, contredits, par la prédication
du Rabbi de Nazareth. On les prend à l'heure du procès
comme à l'heure d'une colère démente,
invincible et sournoise. C'est au moins mentir à la
dramatique intégrale des évangiles. Or, à
la différence des soudards romains, qui ne se trouveront
pas d'héritiers dans la France de 2004, le peuple juif
par le don de Dieu a pour lui une continuité historique
irrécusable. Comment ne serait-il pas blessé
à la représentation tronquée du choc
que Jésus, le Médiateur d'une Alliance Nouvelle,
a sciemment provoqué au milieu de ses frères
par sa prétention d'accomplir ? Choc du plus grand
amour, assurément ; mais celui d'entre nous qui le
sait, le sait par le don de l'Esprit-Saint.
Ce film sera vu par beaucoup : puissent-ils s'approcher davantage
du mystère de Jésus par les débats où
ils entreront selon la sagesse de la foi, ayant laissé
s'amortir en eux les turbulences de la sensibilité.
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