Vérité et respect pour
vivre ensemble
A ce trop bref rappel de quelques données circonstancielles
on mesure à quel point l’image d’un texte
de pacification est éloignée de la réalité historique
; à méconnaître la violence des passions, à oublier
le déchirement des consciences, on manquerait au devoir
de vérité et au respect des convictions des
uns et des autres.
Et pourtant la réputation qui lui est faite aujourd’hui,
d’avoir concouru à sa façon et avec le
temps à l’apaisement des passions, n’est
pas totalement fausse et la suite montrera que le texte ne
justifiait pas une lecture aussi sévère. Mais
il a fallu du temps pour s’en aviser et pour que certaines
dispositions développent des effets inattendus. La
majorité qui adopta la loi ne rêvait pas toute
de la disparition du catholicisme, ni ne souhaitait même
son effacement. Beaucoup entendaient, en tranchant le nœud
des relations Église/État, mettre un point
final au contentieux qui résultait de l’application
du Concordat en espérant une réelle liberté religieuse
et pas seulement la liberté des consciences individuelles.
L’article premier de la loi ne stipulait-il pas que
la République garantissait le libre exercice des cultes
? Formule grosse de sens qui reconnaissait le fait religieux
dans sa dimension sociale et son expression collective. Plusieurs
dispositions assuraient la réalisation de cette garantie
par l’instauration d’aumôneries dans toutes
les communautés fermées. De surcroît
au cours des débats, il avait été fait
mention à propos des associations cultuelles de leur « conformité aux
règles d’organisation générale
du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ».
Allusion discrète, mais de grande importance : la
République renonçait à imposer aux religions
un cadre uniforme. Concession au principe de réalité dont
on verra la portée et qui permet de dire aujourd’hui
avec pertinence et sans solliciter les textes que l’évolution
ultérieure des relations entre les Églises
et l’État, pour différente qu’elle
ait été de ce qu’imaginaient ses auteurs
et de ce que pouvaient redouter les catholiques, n’a
pas contrevenu au texte de 1905.
Intelligence et sagesse des acteurs
A l’évolution de la pratique et de l’interprétation,
les considérations proprement idéologiques
ont eu beaucoup moins de part que la reconnaissance des réalités,
la nécessité de conformer la pratique à des
besoins reconnus, à des contraintes historiques et
politiques. Il a été le fruit de l’intelligence
et de la sagesse des acteurs.
D’entrée de jeu la mise en vigueur de la loi
de Séparation a buté sur un obstacle inattendu
: le refus des catholiques de s’y conformer. Faute
qu’aient été engagés des pourparlers
avec le Saint-Siège, la mise en place du nouveau régime était
suspendue au jugement de Rome, comme pour la Constitution
civile. Il y eut moins longtemps à attendre qu’en
1791, mais la décision intervint dans le même
sens pour les raisons qui viennent d’être rappelées,
la crainte d’un schisme : Pie X défendit de
former les cultuelles. A la différence de ce qui s’était
passé en 1791 où clergé et fidèles
s’étaient trouvés écartelés
entre leur fidélité à Rome et leur loyauté de
citoyens et bien que, sur le moment, la majorité de
l’épiscopat ainsi que de nombreux fidèles
eussent été tentés de faire l’expérience,
il n’y eut pas la moindre velléité de
passer outre à l’interdiction de Rome ni la
moindre ébauche de schisme. Ainsi la conjonction de
l’intransigeance romaine et de la discipline de l’Église
de France mit-elle les pouvoirs publics devant une situation
imprévue. Instruit peut-être par le précédent
révolutionnaire, le gouvernement se garda bien de
susciter une division dans les rangs des catholiques. En
l’absence de partenaires auxquels transférer
les biens et avec lesquels régler l’application
de la loi, il fallut improviser et adopter des dispositions
qui instituèrent d’emblée un régime
assez différent de celui prévu par la loi.
Les pouvoirs publics ne tardèrent pas à se
convaincre qu’il n’y avait pas d’autre
voie pour prévenir tout trouble à l’ordre
public que de prendre acte de la situation de fait et de
mettre à la disposition du clergé et des fidèles
les édifices affectés au culte. Si à refuser
de constituer les cultuelles l’Église perdit
son patrimoine, il est possible, un siècle plus tard,
de mesurer l’inappréciable avantage que représente
pour la communauté catholique l’entretien par
l’État et les communes des milliers d’églises.
Dans toute évaluation raisonnée de la situation
juridique et financière procédant de la loi
de 1905 on ne doit pas omettre de prendre en compte l’aide
indirecte constituée par cette prise en charge qui
a d’emblée infléchi la pratique de la
séparation : le souci de la plupart des élus
de s’acquitter consciencieusement de cette charge a
contribué à fonder une pratique apaisée
de la laïcité.
Préoccupé de sortir de la situation de non
droit créée par la non constitution des cultuelles,
le gouvernement de la République, dans un climat politique
modifié par l’épreuve de la grande guerre
et l’Union sacrée, répara l’erreur
de ses prédécesseurs qui avaient cru pouvoir
légiférer sur le statut de l’Église
catholique en dehors de toute négociation avec le
Saint-Siège. Se référant à l’article
précité qui prend en considération les
règles propres à l’organisation des différents
cultes, il consentait à reconnaître le caractère
hiérarchique de l’Église catholique :
aux cultuelles sont substituées les associations diocésaines
qui préservent l’autorité de la hiérarchie.
On ne saurait trop souligner la portée, symbolique
autant qu’effective, du modus vivendi instauré par
l’accord de 1923 : la République reconnaissait
que l’Église catholique reposait sur un principe
différent de celui dont elle-même tirait sa
propre légitimité et qu’elle s’appliquait à étendre à toute
la société civile, celui de la souveraineté démocratique
qui fonde toute autorité sur l’élection.
C’en était fini du projet révolutionnaire
de réorganiser l’Église sur le modèle
politique démocratique. Depuis, l’Église
catholique en France vit plus sous le régime de cet
accord que sous l’empire du texte de 1905. Cet accord
n’a jamais été remis en question : tous
les gouvernements en ont respecté la lettre et l’esprit.
Le Conseil d’État a été le gardien
de son observation scrupuleuse et a édifié depuis
trois quarts de siècle une jurisprudence qui garantit
la liberté et la paix religieuses. La chose est relativement
peu connue. Sans doute en partie parce que l’accord
passé entre la République et le Saint-Siège
n’a pas fait l’objet d’un débat
et d’une ratification parlementaires, les gouvernements
ayant probablement redouté de réveiller des
passions mal éteintes. C’est pour les mêmes
motifs qu’aujourd’hui les politiques s’accordent à écarter
l’idée d’une révision de la loi
de Séparation. Souci qui doit s’étendre
aux différents textes adoptés plus tard et
en première ligne à l’accord de 1923.
Une étude qui se voudrait complète du régime
de séparation tel qu’il est effectivement pratiqué devrait
inclure tous les accords particuliers, les règlements
sectoriels qui se sont attachés à répondre à des
problèmes concrets : statut des aumôneries,
diocèse aux Armées, régime de la Sécurité sociale
pour les ministres des cultes, règlement de la question
scolaire avec la reconnaissance de son caractère propre
et de sa participation au service public, statut des émissions
religieuses sur les chaînes publiques de radio et de
télévision. Autant de dispositions qui dessinent
un régime original que le terme de séparation
définit mal et qui s’inspire d’une conception
de la laïcité assurément différente
de l’idée que s’en faisaient les auteurs
de la loi de 1905, mais qui n’est cependant pas fondamentalement
contraire à sa lettre et à une partie de son
esprit.
Plutôt que d’énumérer ces textes
dont certains – la loi Debré par exemple – sont
bien connus et décrire la situation qu’ils ont
instituée, il est peut-être plus utile, parce
que moins rebattu, plus essentiel et plus éclairant
pour une réflexion sur la signification de cette évolution
de la notion et de la pratique de la laïcité,
de s’attacher à l’analyse des changements
qui en un siècle ont affecté la philosophie
de la société qui l’enrobait. Car aucun
concept, et celui de la laïcité peut-être
plus que d’autres, ne se suffisant à soi-même,
il s’inscrit dans une configuration d’autres
notions, qui concourent à lui donner sa légitimité et
sa tonalité propre. Pour les acteurs de la politique
de laïcisation de la société française,
l’idée de laïcité faisait corps
avec un système de postulats dont la permanence dans
notre culture politique explique les résistances persistantes
aux tentatives d’adaptation aux données nouvelles
et entretient l’idée de ce qu’on appelle
parfois une exception française.
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