Analyse des changements
Au plus fort de la querelle qui opposait aux premières
années du XXe siècle le catholicisme à la
République, le principe de laïcité est
indissociable d’une certaine notion de l’unité du
corps social, qui intéresse la nation, d’une
conception du rôle de l’État qui concerne
ses relations avec la société civile et d’une
définition de la République qui touche la démocratie
comme idée et comme pratique.
Héritiers d’une histoire qu’ils croient
exceptionnelle et dont ils sont fiers, fidèles à la
tradition de la Révolution qui a triomphé des
tentations fédéralistes, les républicains,
pour qui la République est « une et indivisible »,
ont la religion de l’unité nationale. Ils s’attachent
jalousement à la préserver de tout ce qui pourrait
la menacer. La défaite de 1870-1871 a encore avivé leur
inquiétude et leur attachement. Or à l’époque
on se fait généralement de l’unité une
idée philosophique qui l’assimile à unicité et
l’identifie à uniformité. Est-ce nostalgie
de l’unité de foi si longtemps confondue avec
l’appartenance à une nation commune ou incapacité héritée
de cette histoire de concevoir l’unité autrement
que fondée sur l’adhésion unanime à un
corps de croyances communes ? Toute différence est
perçue comme une menace pour la cohésion du
corps social et ressentie comme une atteinte au bel idéal
d’une pensée unanime et de valeurs partagées
par tous. Mais puisque la religion, qui avait été tant
de siècles le ciment de l’unité politique,
est désormais dissociée de l’identité nationale
et est même devenue un sujet de discorde, un facteur
de division, l’unité commande d’exclure
le religieux de l’espace public et de le refouler dans
la sphère du privé individuel. La laïcité est
la garantie juridique et philosophique d’une unité qui
ne tolère pas l’expression de la diversité.
Pour démocrates qu’ils soient et même
s’ils s’engagent sur la voie d’une politique
sociale, les républicains et avec eux l’esprit
du temps n’en sont pas moins acquis aux postulats essentiels
de la philosophie libérale et imprégnés
de ses principes majeurs. En particulier de la distinction,
capitale, entre le public et le privé et d’une
séparation tranchée entre les deux, garantie
effective de la liberté des individus qui est le bien
suprême, garantie de tout progrès. Cette liberté,
notamment celle des consciences et des esprits, sera d’autant
mieux assurée que le domaine public sera défini
plus restrictivement : pour les libéraux il n’est
pas douteux que le religieux relève exclusivement
du domaine privé. Est de ce fait récusée
dans son principe même l’idée que les
croyances de cet ordre comportent une dimension sociale.
Au reste la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen qui, pour la première fois, dissocie
la citoyenneté des confessions ne parle-t-elle pas à son
article X des croyances comme d’opinions individuelles
? De surcroît, en un temps où l’État
se garde d’intervenir en de nombreux secteurs d’activité collective,
où l’argent public fourni par l’impôt
ne pourvoit qu’aux besoins propres de l’État,
au fonctionnement de ses services et à l’accomplissement
des quelques fonctions qu’on s’accorde depuis
toujours à considérer comme régaliennes,
on ne comprend plus que l’État conserve une
administration des Cultes et qu’une partie des ressources
publiques aille à leur entretien : on a perdu le souvenir
des circonstances de la création du budget des Cultes
et oublié qu’il traduisait l’engagement
par l’Assemblée constituante de dédommager
le clergé pour la perte de ses biens qu’il avait
mis à la disposition de la nation pour éteindre
la dette publique.
La reconnaissance des Églises et la prise en charge
des Cultes par l’État allait aussi à l’encontre
de la philosophie politique et sociale qui réglait
les relations – ou prescrivait leur absence – entre
la puissance publique, expression de la société politique,
et la société que nous appelons aujourd’hui
civile. La tradition politique instaurée par la Révolution
ne connaissait, en face du corps politique formé des
citoyens, considérés abstraction faite de toute
particularité qui pourrait les différencier,
que des individus. Elle ignorait les corps intermédiaires
: la Révolution s’est employée à les
dissoudre et a pris des dispositions pour entraver leur reconstitution.
Un type d’institution faisait exception qui frappait
d’autant plus qu’elle était isolée
dans le paysage : les Églises, qui jouissaient d’une
reconnaissance de droit, bénéficiaient d’une
aide publique, donnant lieu à une administration publique,
occupaient dans la société une position enviée.
Cette singularité accordait aux Églises un
privilège dont la survivance a perdu une partie de
sa légitimité depuis que l’État
ne professe plus de religion.
Une conception plus compréhensive
Au début du XXe siècle la notion de laïcité et
la politique qui l’introduit dans la législation
trouvent leur source dans l’incorporation du concept
dans ce système philosophique qui repose sur ces trois
piliers, l’unité nationale, le rôle de
l’État, strictement confiné dans le domaine
public, et l’absence de reconnaissance de la société civile.
C’est cette cohérence qui fait la force de la
conviction laïque et fonde sa légitimité.
C’est cette harmonie même qui porte en germe
le principe d’une évolution qui a substitué en
une centaine d’années à une interprétation
conflictuelle ou négative de la laïcité une
autre conception, plus compréhensive. Car les trois
piliers auxquels s’adossait la laïcité ont
tous subi des transformations profondes. De l’unité nous
n’avons plus aujourd’hui cette notion unitaire
ou uniciste. La différence n’est plus suspecte
d’être dissidence. La diversité, loin
d’être réputée pernicieuse, est
honorée et tenue pour un facteur d’enrichissement
pour une collectivité. Depuis la grande guerre et
l’Union sacrée on a pris le pli de parler, au
pluriel, des familles spirituelles dont se compose la nation.
La pratique des relations sociales repose sur la pluralité des
organisations représentatives de travailleurs. Avant
même que les premières lois de décentralisation
ouvrent la voie à une différenciation des politiques
mises en œuvre par les régions, le régime établi
au lendemain de 68 pour les nouvelles Universités
comportait la possibilité dans le cadre de leur autonomie
naissante d’innover au lieu de se borner à reproduire à l’identique
un modèle uniforme défini d’en haut.
Surtout la notion de pluralisme s’est chargée
d’une connotation positive au point qu’il est
devenu un attribut et un critère de la démocratie
; on juge aujourd’hui du caractère effectivement
démocratique d’un régime à ce
qu’il admet et garantit une réelle liberté de
choix entre plusieurs propositions. Dans cette perspective
ce qu’était le régime traditionnel des
cultes paraît moins exorbitant du droit commun puisqu’il «était
fondé sur la pluralité des cultes et sur leur
traitement sur pied d’égalité. D’une
certaine façon plus qu’une survivance d’ancien
régime on pourrait presque y voir comme une anticipation
de ce qui est devenu depuis la règle des relations
de l’État avec la société.
Quant au rôle de celui-là, même si l’on
s’interroge aujourd’hui sur la redéfinition
dans un sens restrictif de son périmètre, notre
vision est assez éloignée de la pure doctrine
libérale : on ne trouve pas anormal que l’État
intervienne en de très nombreux secteurs qui ne correspondent
pas aux fonctions réputées régaliennes,
pour remédier aux carences de l’initiative privée
; on le presse de réduire les inégalités,
on attend de lui qu’il promeuve des activités
nécessaires. Le budget public n’a plus pour
seule raison d’être d’assurer le fonctionnement
des services public : il opère une redistribution
des ressources et soutient toute activité jugée
utile à la collectivité. C’est de ce
raisonnement que procède la prise en charge d’une
partie des frais de l’enseignement catholique. A la
lumière de cette évolution, la vieille maxime « A école
publique fonds publics, à école privée
fonds privés » apparaît obsolète.
Son application serait discriminatoire en imposant à ce
qui est enseignement une restriction qui ne joue pour aucun
autre secteur d’activité.
La relation État – société :
troisième pilier
La relation entre l’État et la société – le
troisième pilier – a, elle aussi, beaucoup changé.
A l’ignorance de principe qui était la règle
s’est substituée progressivement une reconnaissance
de fait et de droit. De façon assez paradoxale ce
mouvement de reconnaissance a commencé au moment où s’engageait
le processus de sens contraire, par lequel l’État
a mis fin aux relations qui l’unissaient aux Églises
et qui aboutira à la séparation. Dès
1884 la loi confère un statut aux organisations professionnelles
qui ont pour fin de défendre des intérêts
communs. La loi de 1901 fait de l’association un droit
et non plus un délit ou une simple tolérance.
Ainsi le législateur est-il alors engagé dans
deux démarches de sens contraire qui illustrent l’embarras
des politiques devant le fait religieux ; ont-ils tellement
changé depuis ? Avant 1905 le fait religieux jouissait
d’un statut qui était privilégié.
Après il fait l’objet d’un régime
plutôt discriminatoire mais qui a perdu toute justification
depuis que l’État s’est engagé dans
la reconnaissance de la société dans sa diversité et
qu’il a noué avec ses composantes des relations
de partenariat. Cette reconnaissance a touché l’un
après l’autre tous les niveaux de décision
jusqu’au plus élevé : n’a-t-on
pas vu des gouvernements se former sur le principe de l’association
des politiques avec des représentants de la société civile
? Comme si les premiers ne représentaient pas l’ensemble
des citoyens ! Sans tomber dans de tels excès l’évolution
a institué un dialogue entre l’État et
toutes les composantes de la société. Replacé dans
ce contexte, l’établissement de rencontre régulière, à ciel
ouvert, entre le gouvernement et le président de la
Conférence épiscopale non seulement n’a
rien de choquant ni ne contrevient à l’inspiration
de la laïcité, mais est en harmonie avec l’interprétation
moderne des trois piliers auxquels s’adosse son concept.
Pareille évolution a été rendue possible
parce que parallèlement – oserais-je dire symétriquement
? – le jugement de l’Église et des siens
sur la laïcité tant comme principe que comme
réalité juridique et politique a aussi grandement évolué.
J’ai mentionné les raisons d’ordre historiques
pour lesquelles les catholiques ne pouvaient guère
envisager la laïcité comme positive ou simplement
acceptable. Mais leur jugement a évolué. Quelques
dates, quelques textes jalonnent l’évolution
de leur regard : 1925, en riposte à l’offensive
anticléricale d’un gouvernement de gauche qui
se propose de revenir sur les assouplissements des dispositions
législatives, l’Assemblée des Cardinaux
et Archevêques adopte un texte qui condamne catégoriquement
l’ensemble des lois dites de laïcité, affirme
que les catholiques ne sont pas tenus de leur obéir
et invite les fidèles à travailler à leur
abrogation. Vingt ans plus tard, en 1945, la même assemblée
adopte un texte d’inspiration fort différente
qui distingue entre idéologie – le laïcisme – et
régime de laïcité. Il distingue aussi
quatre acceptions de la notion de laïcité, dont
il estime deux parfaitement acceptables par l’Église
et rejette les deux antres. Vingt ans plus tard, le vote
par les Pères conciliaires de la déclaration
sur la liberté religieuse en reconnaissant que l’État
n’est pas compétent en matière religieuse
et en affirmant que l’acte de foi ne doit être
l’objet d’aucune contrainte, ouvre la voie à l’acceptation
de vivre dans une société pluraliste et dans
le cadre d’une laïcité qui n’ignore
ni moins encore ne combat la religion.
On mesure à ce trop bref rappel l’ampleur de
la mutation effectuée qui n’est pas seulement
l’effet de changements de fait mais aussi l’expression
d’une profonde transformation intellectuelle. La notion
de laïcité s’est enrichie en même
temps que l’application s’en est assouplie. Il
ne faudrait pas que les faits nouveaux qui relancent aujourd’hui
le débat et le ramène au premier rang de l’actualité – des
croyances nouvelles, l’irruption de l’Islam,
l’élargissement du débat à l’échelle
du continent européen – suscitent un retour à la
conception première de la laïcité et fassent
perdre à la société française
le bénéfice d’une évolution positive.
Ce n’est pas dans la régression à un état
aujourd’hui archaïque que peut se trouver la réponse
aux nouveaux défis, mais dans l’innovation de
solutions originales et généreuses autant qu’intelligentes.
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