Je n'ai ni compétence ni vocation
pour tirer les conclusions d'un scrutin national. Il ne manquera
pas de commentateurs capables d'analyser tous les éléments
de la consultation électorale du 21 avril 2002.
Les évêques de France ne peuvent cependant pas
rester insensibles au désarroi d'hommes et de femmes
parmi lesquels figurent des fidèles confiés
à leur attention de pasteurs.
Avec quelque espoir d'être enfin entendu, plusieurs
millions de nos concitoyens ont exprimé un doute fondamental
qui, au fil des années, s'est durablement installé
dans leur existence quotidienne.
Il est trop tard pour leur reprocher de l'avoir fait de façon
malhabile abstention, éparpillement des voix, contestation
irraisonnée. Ils ont dit leurs inquiétudes.
Elles sont à ce point réelles que leur expression
a complètement modifié les équilibres
sur lesquels repose traditionnellement l'exercice de la démocratie
à l'intérieur de notre pays.
On repérera certainement la lézarde qui fragilise
notre système politique. Elle me semble en refléter
une autre, bien plus profonde et menaçante. Une fissure
blesse l'homme qui se cherche lui-même et aspire à
la reconnaissance.
Il fut beaucoup question d'insécurité au cours
des semaines écoulées. Les médias ont
évoqué les agressions, les attaques contre les
personnes et les biens, les zones de non-droit devenues terrains
de toutes les violences. Il faut certainement résister
à ces ruptures de la relation sociale et à leurs
effets indésirables. La tolérance en ce domaine
est mal venue et restera toujours mauvaise conseillère.
Comment ne pas comprendre, dans le même temps, que
si l'insécurité frappe des victimes, elle traduit
l'insécurité fondamentale de mendiants de l'espérance
? Ces derniers ne savent plus qui ils sont, pourquoi et pour
qui ils ont été projetés sur la scène
de la vie sans qu'il leur soit demandé d'y tenir un
rôle. Tout porte à croire que le dérèglement
des conduites sociales, au demeurant injustifiables, ne fait
que rendre visible le trouble de l'homme cassé qui
s'efforce, trop souvent en vain, de recoller les morceaux
de sa propre personnalité.
Il n'est plus temps de jouer avec l'homme et de le briser
lentement et méthodiquement. Peut-on ne pas écouter
la protestation de celles et ceux qui sont rejetés
dans un ténébreux ailleurs parce que leur seule
présence enraye les mécanismes de toutes les
machines à normaliser les hommes devenus instruments
et moyens ?
Il est tentant et facile de prendre l'autre, surtout lorsqu'il
est humble, petit, et fragile pour objet de production, de
consommation, d'expérimentation, d'exploitation, de
désir. Il faut franchement s'en méfier quand
il gêne, dérange, perturbe. Il devient normal
de l'écarter lorsqu'il déroge aux normes d'une
race, d'une histoire, d'une culture, d'une religion.
À ne plus voir dans ses semblables que des objets
autour du moi d'un individu, de la prépondérance
d'un groupe, d'une communauté, d'une nation, la personne
finit tôt ou tard par découvrir qu'elle est prise
elle-même au piège de la déstructuration.
Faute de relations authentiques, elle s'est vidée de
sa propre substance. Elle est insécurisée et
elle engendre l'insécurité dans toutes ses composantes.
L'Eglise semble parfois perpétuer un ordre hérité
d'un autre temps lorsqu'elle défend sans concession
l'intégrité personnelle de tout être humain
de sa conception jusqu'à sa mort, quels que soient
les domaines d'application de cet imprescriptible respect.
Elle est alors censée refuser le progrès, la
science, la modernité.
Qu'y a-t-il dans ce fameux "Aimez-vous les uns les
autres, comme je vous ai aimés" que Jésus
laisse à ses apôtres avant de mourir? Rien d'autre
peut-être que l'invitation permanente à refuser
toute atteinte à cette capacité d'aimer et d'être
aimé qui habite le cur de tout homme, même
si les calculs et les intérêts étouffent
ce trésor inestimable.
Le Christ ne jette pas un voile pudique sur toutes les atteintes
possibles à l'humanité en les dissimulant sous
une généreuse intention spirituelle. Bien au
contraire, il offre à l'homme la force de mener tous
les combats, son propre combat, pour que les réalités
de ce monde renouvelé et transformé contribuent
à l'engendrement de frères, d'enfants du même
Père.
Qui peut douter depuis le 21 avril dernier qu'aujourd'hui
comme hier et pour demain, la force d'un tel Amour demeure
pour l'homme le plus précieux des atouts ? Disciples
de Jésus Christ, nous en sommes témoins !
Jean-Paul Jaegger
évêque d'Arras
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