Les Français ont voté
récemment, de la manière que l'on sait.
Beaucoup ont commenté l'événement.
Tous ont été saisis par les résultats
de ce vote.
Comment les chrétiens pourraient-ils s'y montrer indifférents,
eux qui, présents dans toutes les cases du damier politique,
y ont contribué, chacun à sa manière
?
Constats
Constatons
d'abord avec lucidité qu'un peuple ne se réduit
pas à ses experts, ni même à ceux qui
font profession de l'ausculter et de l'analyser : un peuple
a quelque chose d'océanique, avec ses profondeurs,
ses raz de marée, ses périodes étales.
La mer n'en finit pas d'étonner ses meilleurs connaisseurs.
Nos microcosmes spécialisés devraient périodiquement
s'en convaincre. Un peuple déborde toujours ceux qui
parlent de lui. Un pays ne se comprend pas seulement à
partir du phare de sa capitale.
Remarquons
aussi que les résultats de ce vote ne se limitent pas
aux votes nettement exprimés pour tel ou tel candidat
; avec autant de vigilance, l'attention doit se porter sur
la masse importante de ceux qui se sont abstenus. Silence
éloquent, difficile à interpréter, mais
qui en dit long sur les attentes, les frustrations, et même
sur la désinvolture française faite de dérision
et de légèreté ; disons bien que l'abstention
est atteinte à la démocratie, d'autant plus
que la séduction des extrémismes et l'attirance
des simplismes ne laissent pas d'être inquiétants.
Pourquoi
cette multiplicité de candidats ? De quoi était-elle
le signe ? On pressentait bien qu'elle exprimait quelque chose
de l'individualisme connu et croissant des Français
; on découvre maintenant que c'était une protestation
contre de nouveaux suzerains et pouvoirs corporatistes brisant
le lien social ; la revendication que soient pris en compte
des besoins collectifs mal perçus ; sans doute aussi
une insatisfaction spirituelle ; car la privatisation du fait
religieux et le désintérêt envers la morale
personnelle et civique, envers les racines judéo-chrétiennes
de notre pays, ont depuis trop longtemps privé celui-ci
d'une partie de sa sève spirituelle et comprimé
ses meilleures aspirations.
Malentendus
Quels que soient les responsables en place, trois sortes de
malentendus se sont ainsi révélés et
des questions de fond réveillées :
- sur le fonctionnement de l'Etat et de notre société
: par exemple la fonction du politique et le rôle des
élus, l'aménagement du temps, la qualité
du travail, la place des corps intermédiaires et des
médias, les lieux de non-droit ; toutes ces réalités
réclament un travail de remise à plat ;
- sur la prise en compte de ceux qui font durablement les
frais de la mutation actuelle, avec leurs sentiments lancinants
de précarité, d'insécurité, d'inégalité,
d'exclusion, de pression bureaucratique, et leurs requêtes
en faveur de la personne et d'une économie à
visage humain ; si beaucoup a été fait, il y
a et aura beaucoup à faire ;
- sur les finalités occultées, avec la déstabilisation
de la famille, de l'école et de l'enseignement religieux,
l'échec scolaire de nombreux jeunes, la montée
de la violence, l'emprise et l'engorgement de la Justice,
la marche hésitante d'une Europe en recherche, l'extrême
difficulté de former la conscience morale, civique
et religieuse, et de fonder la société sur des
valeurs communes, en un monde incertain.
Mutations et suggestions
Si donc le monde change, la France aussi.
Des générations vieillissantes arrivent, sans
trop savoir comment leur fin de vie sera garantie.
Des jeunes surgissent, souvent mal préparés
aux responsabilités de la vie, sans référence
à ces valeurs sûres qui structurent une personne
et une société.
Pourtant, ces élections prouvent une chose : un peuple
vit d'espoirs et ne peut continuer sa route sans repères.
Il s'agit d'éduquer, d'expliquer, de donner l'exemple
; d'éviter l'injustice, la corruption et le repli sur
soi ; de sanctionner les prévaricateurs, de privilégier
les plus démunis, de fixer des règles de solidarité,
de justice, et de courtoisie sociale.
Il y avait tout cela, pêle-mêle, dans ce vote
incongru du 21 mai : le désarroi des laissés
pour compte, un désir de proximité et de déraidissement,
une volonté de se faire entendre au bas de l'échelle,
d'intégrer avec discernement de nouveaux venus, de
nouveaux modes de vie et cultures ; la volonté de garder
son héritage, son identité et son âme.
Il y avait aussi les requêtes plus ambiguës et
irrecevables des nostalgiques de la ligne Maginot, lançant
à la face du monde leurs cocoricos gaulois et leurs
arguments maurrassiens.
La tâche est difficile mais non pas impossible :
combattre
les dérives xénophobes et un style de vie matérialiste
basé sur l'exacerbation des
convoitises et des modes ;
proposer
un art de vivre plus humain et une éducation précoce
à la citoyenneté ;
promouvoir
les valeurs éthiques et la dimension transcendante
de la personne humaine ouverte sur l'autre,
pourraient être sinon trois sortes de réponses
à ces malentendus du moins trois pistes prometteuses.
Rôle de l'Eglise et du fait religieux
Sur ces points, L'Eglise, humblement mêlée à
la vie des gens, a des choses à dire, des expériences
à tenter et à partager, son Evangile à
proposer ; quoi qu'on en juge, elle fait beaucoup et assure
en bien des endroits une présence positive. Pourquoi
ne pas attester qu'elle reste un lieu d'espérance,
d'éducation et de bonté, d'exigence spirituelle
et de Révélation divine pour une société
en quête de raisons de vivre ? Notre pays de France
ne découvrira pas le bonheur dans ses techniques et
ses vitrines, ses guignols et ses Loft Story, ses gourous
et ses tribuns extrémistes. Il sera plus heureux s'il
consent à s'ouvrir aux autres, y compris au Dieu de
Jésus-Christ, et à élaborer, dans une
société laïcisée et multi-religieuse,
de nouvelles manières de vie commune, à partir
d'une laïcité bien comprise parce que dialoguante.
Entre le centralisme et le parallélisme, d'autres figures
de vie ensemble restent à trouver, fondées sur
le respect de l'autre et de la famille, sur la formation permanente,
la décentralisation, la médiation et la sollicitude
envers les démunis, sur des projets communs avec les
pays d'Europe, d'Afrique et du Tiers Monde. Car l'amour de
la patrie ne consiste pas à insulariser l'hexagone.
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S'il n'appartient pas à l'évêque de dire
pour qui il vaut voter, il lui incombe de dire la nécessité
de voter : voter pour des valeurs qui ne puisent par leur
force dans le catastrophisme, le mépris ou la peur,
mais dans l'estime des autres, même différents
d'origine, de race, de culture et de religion ; dans le service
des laissés pour compte et la mise en uvre d'une
solidarité toujours plus accueillante ; il lui faut
redire aussi la nécessité de nous former au
service d'autrui. Comment ne pas remercier ceux et celles
qui s'engagent dans de telles responsabilités ? Plus
que jamais, il nous est demandé de porter l'imagination
de l'amour au pouvoir, mobilisant notre société
dans sa tête et son cur, dans ses mains
Pierre Molères,
évêque de Bayonne, Lescar et Oloron
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