"Nous sommes une nation à tragédies",
disait l'historien Braudel. Des événements
récents touchant à la laïcité en
sont l'illustration. Voilà que le centenaire des lois
de 1905 réveille de vieux démons et relance
un débat que l'on croyait clos.
Les lois de Séparation qui, à l'origine, ont
provoqué l'exil ou l'expulsion des congrégations
religieuses par le gouvernement d'Émile Combes dès
1903, la rupture des relations diplomatiques entre le Saint-Siège
et la République française, au ralliement de
laquelle a pourtant contribué le Pape Léon
XIII, le refus en un premier temps par l'Eglise des associations
cultuelles, les campagnes de presse qu'alimente notamment
l'affaire Dreyfus, le tout dans un climat plus polémique
que serein, aboutissent finalement, en particulier lors des
deux guerres mondiales, à "l'union sacrée" autour
de la défense du territoire et de la sauvegarde des
principes républicains de liberté, d'égalité,
de fraternité, considérés comme les
trois piliers de toute charte des "droits de l'homme".
Même si les chrétiens ont le sentiment que le
légal n'est pas forcément moral, les lois de
la République française garantissent de fait
la liberté de conscience et la liberté de culte,
selon ce qui est inscrit dans la Charte des Nations-Unies.
Mais voici qu'un phénomène nouveau est apparu
dans le paysage français : l'Islam né de l'immigration
de ces dernières années, avec ses organisations,
sa culture, son histoire. N'ayant pas l'expérience
de la pluralité des religions et de la sécularité des
institutions, il a quelques difficultés à trouver
sa place dans une société laïque et pluraliste.
Il peut alors avoir tendance à se replier sur son
identité et à manifester sa spécificité par
des signes extérieurs "ostentatoires", qui
apparaissent comme une provocation que ne manque pas de durcir
l'inévitable inflation médiatique.
Je comprends parfaitement qu'un gouvernement, en charge
de la cohésion nationale, rappelle avec vigueur les
principes qui régissent la vie en société et
les lois qui s'imposent à tous les citoyens. J'accepte
même que les pouvoirs publics cherchent à mettre
en place des instances représentatives des religions
pour avoir des interlocuteurs, à condition de maintenir
la liberté de celles-ci. Il convient alors que la
nation ne soit pas amnésique, qu'elle n'oublie pas
ses racines, et que l'Etat maintienne le consensus péniblement
acquis au cours du temps. Voilà pourquoi il nous semble
que, dans le domaine précis des signes religieux et
de leur visibilité, il vaut mieux agir par persuasion
que par contrainte, surtout quand la loi s'avère de
fait inapplicable.
Il ne faut pas que la République porte atteinte aux
droits des citoyens et qu'elle fasse preuve d'impérialisme
militant par une législation qui blesse ou humilie.
Il ne faut pas davantage qu'une religion, pour trouver sa
place dans l'espace public, agresse les libertés individuelles
et refuse d'assumer le patrimoine commun.
Nous ne sommes pas un pays "communautariste".
Pour ne pas le devenir, il convient de lutter contre tous
les cléricalismes religieux ou laïques. Nous
avons une tradition d'intégration qui fait notre richesse,
une capacité à accueillir les différences
et à respecter les diversités. Restons fidèles à nos
racines. Ce sont elles qui donnent à notre pays une
image de tolérance, de respect d'autrui, et qui font
de "la laïcité à la française" une
exception dans un monde de violence ethnique et de nationalisme
ou régionalisme exacerbé !
Que souhaiter pour notre pays, sinon qu'il connaisse une
laïcité ouverte, pacifiée et pacifiante,
qu'il ne tombe pas dans le piège d'un cléricalisme étatique
qui ne laisserait plus de place à la transcendance,
ou dans un communautarisme qui créerait une société alvéolée
et menacerait l'unité nationale. Ni la Nation ni les
religions n'y gagneraient.
Bernard PANAFIEU
Cardinal Archevêque
de Marseille
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