Nommé évêque du diocèse de Saint-Denis-en-France
en octobre 1996, mon premier souci fut de visiter toutes les communautés
catholiques de ce département populeux. Je fis donc le tour systématique
des 40 villes de la Seine-Saint-Denis, au nord de Paris, et m’efforçai
d’aller à la rencontre du plus grand nombre de baptisés possible dans
les paroisses, sans négliger les groupes et mouvements de laïcs, ni,
chaque fois que c’était possible, les associations et les autorités
civiles. Lorsque l’occasion se présentait, j’étais reçu par les membres
du MCR (mouvement chrétien des retraités), partageant avec eux d’intenses
moments de prière et de réflexion commune. Souvent, je leur demandais
de me raconter l’histoire de leur communauté, conscient que j’avais
affaire en eux à des «témoins de la tradition de foi ». Une interrogation
Dans l’une de ces visites, je fus frappé par la remarque d’une dame
infirme, accompagnée de son mari, lequel veillait sur elle avec un amour
délicat. Cette personne avait eu des responsabilités diocésaines, peut-être
nationales, dans son mouvement de laïcs. Elle en avait gardé une vigueur
de l’expression et on la sentait respectée des autres personnes présentes.
Mais sa remarque révélait une grande détresse : « Que puis-je faire
maintenant ? Je marche avec des béquilles et j’ai beaucoup de mal à
me déplacer. Je me sens inutile ». J’avoue que je fus surpris par le
ton. Fallait-il que «l’utilité » soit mesurée, pour la foi chrétienne,
à l’aune de nos capacités physiques ou de nos aptitudes à l’action ?
J’essayais de l’interroger sur la fécondité intérieure de son cheminement.
Son mari semblait m’approuver, mais elle, elle ne paraissait pas comprendre
ce que je lui disais. Il n’est pas question de juger quelqu’un qui souffre.
Il peut nous arriver à tous de connaître ces passages à vide et l’impression
qu’on ne «sert à rien », un peu comme le Serviteur dont parle le prophète
Isaïe : « Je me disais : je me suis fatigué en vain, c’est pour rien
que j’ai usé mes forces » (Is 49, 4). Cette remarque, je dois le dire,
attira moins mon attention sur «la pastorale des personnes âgées » en
tant que telle qu’en amont sur la pastorale des laïcs, et même la pastorale
tout court. A quelles sources celle-ci se nourrit-elle ? N’y a-t-il
pas le risque, dans l’Eglise comme dans la société, d’avoir recours
aux personnes, âgées ou jeunes, pour des services ou des postes à pourvoir,
sans suffisamment se préoccuper de leur propre édification dans la sainteté,
de «fortifier l’homme intérieur », afin qu’en toutes circonstances «le
Christ habite en (nos) cœurs par la foi, et que nous soyons enracinés,
fondés dans l’amour » (Ep 3, 17) ? La grande question, pour les personnes
âgées comme pour les autres, est de savoir, pour reprendre un titre
célèbre de Dom Chautard, où se trouve «l’âme de tout apostolat ». Dans
l’encyclique Redemptoris missio, alors qu’il convoquait tous les baptisés
à participer activement à l’œuvre d’évangélisation, le Pape Jean-Paul
II n’en a pas moins rappelé que cette «âme » n’est autre que l’union
au Christ. Les enfants, les malades, les mamans très occupées, les travailleurs
ruraux ou les étudiants absorbés par leurs études peuvent y participer.
C’est une question de foi. Par la prière et l’attention à Dieu, nous
sommes reliés au Corps mystique du Christ. D’une certaine manière, pour
pouvoir se réaliser mystérieusement à l’heure de la souffrance et de
la solitude, le mot de saint Paul en Col 1, 24 («Je complète en ma chair
ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps… ») doit prendre
racine dans la vie chrétienne dès sa phase initiale et se poursuivre
même quand elle en est au feu de l’action. Sinon nous risquons bien
de n’être qu’« airain qui sonne ou cymbale qui retentit » (1Co 13, 1).
Une disponibilité offerte En occident, le départ à la retraite intervient
de plus en plus à un âge où paraît s’ouvrir un grand champ de possibilités.
Et de fait, il n’est pas rare d’y voir des hommes, et plus encore des
femmes, de la soixantaine, se consacrer alors à des activités bénévoles,
aussi bien sociales qu’ecclésiales. Ce temps de disponibilité offert
au service des autres permet à ceux qui s’y livrent d’éviter le repli
sur soi ou sur des petits dérivatifs dépourvus d’horizon, comme le chien
et la télévision. Combien d’équipes liturgiques notamment trouvent dans
ces personnes des ressources de talents et de fidélité pour l’animation
des messes dominicales, la préparation des parents au baptême des petits,
la communion à porter aux malades ? Liturgie, en christianisme, n’est
pas synonyme de sanctuaire ou de sacristie. Même si beaucoup d’églises,
dans les zones urbaines comme dans les zones rurales, bénéficient heureusement
des soins de ces fidèles rendus plus libres par leur emploi du temps,
cultivant qui l’art floral, qui le sens architectural, qui le goût d’espaces
propres et accueillants, l’activité liturgique proprement dite s’étend
à la schola cantorum, au catéchuménat des adultes, à la préparation
des mariages ou des obsèques, avec l’accompagnement des familles en
deuil. C’est là une participation variée au ministère de l’Eglise, dont
les fruits pour les communautés et pour l’évangélisation sont inestimables.
Je n’ai pas l’intention d’aborder tous les domaines où sont censés se
déployer les activités des personnes âgées. Mais il en est un qui, à
côté de la liturgie au sens large que je viens de dire, s’impose à l’attention.
C’est celui de la visite des malades et des personnes isolées, celui
de l’aumônerie des maisons de retraite et des hôpitaux, en un mot la
pastorale de la santé. Combien ai-je rencontré de ces personnes dans
mon propre ministère d’évêque ? D’ailleurs, comme les anciennes générations
ont encore chez nous la chance de compter en leur sein beaucoup de prêtres
et de religieuses, j’ai constaté l’harmonie qui existe entre statuts
et charismes divers dans ce secteur privilégié du rayonnement évangélique.
J’ai eu encore récemment l’occasion d’animer une journée de récollection
pour les membres des équipes d’aumônerie de mon diocèse. Nous avons
passé le plus clair de notre temps à méditer et à échanger sur l’évangile
de la résurrection de Lazare. Les participants ont apprécié de n’avoir
pas à écouter un exposé savant mais d’être plongés dans la Parole de
Dieu. Il y a en effet entre le service des malades et le mystère de
la foi et de l’espérance comme une symbiose spontanée qu’il faut savoir
cultiver. On y découvre que la priorité est plus à la présence et à
la gratuité de l’amour qu’à la parole ou à l’efficacité de l’action.
Certes, parole et action gardent leur signification mais tamisée par
la toute première grandeur de la vie, prémices de tous les autres dons
du Créateur. Deux dimensions Sans pouvoir m’étendre sur d’autres secteurs
de l’activité pastorale, je voudrais maintenant souligner deux dimensions
de la mission des personnes âgées dans l’Eglise et dans le monde qui
me semblent bien mises en lumière par le document du Conseil pontifical
pour les Laïcs du 1er octobre 1998, mais dont on ne saisit pas toujours
concrètement la portée dans nos sociétés modernes. La première dimension
est de bien situer la responsabilité propre des ces personnes dans la
famille et donc dans le réseau noué naturellement entre générations.
Une «pastorale des personnes âgées », comme une «pastorale des jeunes
», qui tendrait finalement à isoler ces catégories l’une de l’autre
manquerait son but. L’Eglise ne saurait être composée de compartiments
diversement spécialisés, placés plus ou moins en parallèle les uns par
rapport aux autres. Ce qui fait la richesse du Corps mystique, c’est
la participation de ses membres différents à la vie du même Seigneur
en un seul Esprit. J’aime à penser que lorsque la Vierge Marie évoque
«toutes les générations » qui la «diront bienheureuse », elle ne pense
pas seulement aux générations l’une après l’autre ni l’une à côté de
l’autre, mais à toutes les générations ensemble, dans la symphonie d’un
même chœur. Les enfants et les jeunes, les adultes aussi, ont besoin
des grands-parents pour réussir l’équilibre humain et spirituel de leur
existence. Réciproquement, il n’y rien de plus délétère pour les grands-parents
que de se voir repoussés aux marges de la vie commune. Cela doit être
vrai aussi dans les activités de l’Eglise, qu’elles soient d’ordre liturgique
ou caritatif par exemple. L’autre dimension, sous-jacente à la première,
est celle qui tourne autour de l’idée impérative de transmission. J’y
ai fait allusion en introduisant mon intervention, et le document que
j’ai déjà cité l’exprime à merveille : « Pour sa part, la communauté
ecclésiale est appelée à répondre aux attentes de participation des
personnes âgées en mettant en valeur le ‘don’ qu’elles représentent
en tant que témoins de la tradition de foi (cf. Ps 44, 2 ; Ex 12, 26-27),
maîtres de vie (cf. Si 6, 34 ; 8, 11-12), agents de la charité ». J’ai
souvent remarqué l’espèce de fascination étonnée de jeunes d’aujourd’hui
pour la fidélité des personnes d’un grand âge à leur conjoint. Ceci
se manifeste d’ailleurs plutôt à l’occasion de funérailles, lorsqu’une
grand-mère par exemple fait ses adieux à son mari après parfois plus
de soixante ans de mariage. Paradoxalement, cette séparation est une
bonne nouvelle pour tous les participants de la liturgie d’à Dieu qui
les rassemble, car alors ils réalisent un peu ce qu’est le poids de
l’alliance conjugale, tandis qu’autour d’eux tout leur parle d’unions
fugitives ou de mariages à l’essai. Ils réalisent aussi, puisqu’il s’agit
d’obsèques religieuses, que l’alliance conjugale s’appuie sur la fidélité
du Dieu auquel ces personnes ont cru, et c’est là un acte authentique
de première évangélisation. Vous en conviendrez avec moi, il serait
toutefois dommage d’attendre des funérailles pour que les jeunes aient
l’occasion d’apprécier ce qui a fait le prix de telles vies exposées
à la durée. Je me demande si le point capital de la pastorale des personnes
âgées n’est pas dans cette nécessaire osmose des générations. Serait-ce
de la nostalgie pour nos sociétés d’antan ? En ce cas, cela n’aurait
guère de portée pratique. Mon propos est plus réaliste. Je ne nie pas
que les personnes âgées ont besoin de lieux pour se recréer entre elles,
de pèlerinages éventuellement qui correspondent à leur situation et
favorisent leur épanouissement spirituel et leur participation adaptée
à une vie sacramentelle. Je ne nie pas l’importance de groupes ou de
mouvements appropriés à cette étape de la vie, avec tout un dispositif
d’action solidaire et de formation chrétienne et humaine conséquente.
Mais je demande : comment l’Eglise vivra-t-elle demain, une fois que
les anciennes générations, encore marquées de culture chrétienne, auront
disparu ? Il est prioritaire, me semble-t-il, de favoriser tout ce qui
permet aux jeunes de s’instruire de la sagesse des anciens et aux anciens
de maintenir jusqu’au bout le contact avec les générations montantes.
C’est peut-être l’un des défis auxquels notre Eglise se trouve aujourd’hui
confrontée, analogiquement à celui qu’elle rencontre dans la gageure
apparente d’avoir à faire prier et respirer ensemble dans la même foi
des personnes appartenant à des cultures diverses et obligées de vivre
ensemble par la grâce de la mondialisation des échanges et la mobilité
des personnes. Il y va de la croissance du grand arbre du Royaume de
Dieu, sur les branches duquel viendront faire leurs nids les oiseaux
du ciel (cf. Mt 13, 32).
Olivier de Berranger, évêque
de Saint-Denis-en-France