Unifier sa vie


Pendant vingt-cinq ans, j’ai boudé l’Eglise et j’avais mis Dieu dans un tiroir. Le Christ est venu me repêcher quand j’avais quarante-sept ans. Une conversion rapide suivie d’un second appel à le suivre encore plus radicalement : vierge consacrée, une appellation difficile mais qui correspond bien actuellement à une femme qui travaille, qui a un certain goût d’indépendance, tout en ayant choisi de vivre la chasteté dans le célibat, à cause d’un amour passionné pour le Christ qui nous fait le préférer à tout.

Marie-José Bugugnani
diocèse de Versailles

Je suis biologiste depuis trente-six ans dans le laboratoire d’un hôpital. Trente personnes y travaillent, réalisent des analyses jour et nuit avec un bon nombre de machine et d’ordinateurs. Nous sommes ainsi un maillon très technicisé de la chaîne de soins, sans contact direct avec les malades, mais en relation étroite avec les médecins pour les aider dans le diagnostic et le traitement.
Je suis devenue chef de ce service il y a neuf ans, un an avant l’appel du Christ à lui être consacrée. Dès lors, je me suis posé la question – vraie ou fausse ? – de la compatibilité de cet état de vie avec une responsabilité professionnelle aussi lourde en temps et en préoccupations. Pouvais-je concilier cette fonction avec la vie de prière qui me semblait devoir être celle d’une personne consacrée ? Je rêvais de donner au Seigneur le maximum de temps, moi qui souhaitais « tout quitter pour le suivre ». Mais dans un contexte hospitalier conflictuel, je n’avais pas la possibilité d’abandonner mes fonctions de chef de service et l’équipe que j’animais, et je m’en suis sentie prisonnière. Je tenais en même temps, en dehors de mon travail, à dire clairement ma foi en le Christ, en accompagnant des confirmands, puis des catéchumènes et des baptisés, tout en ayant toujours la même soif de méditer sa Parole, seule ou par des cours de théologie. Tout cela à faire tenir ensemble m’a mise pendant des années dans un état de tension épuisante à laquelle je ne voyais pas de solution. C’est probablement que la question était mal posée !

Discerner avec d’autres

Nous avons la chance d’une grande diversité et d’une grande liberté dans notre façon de vivre notre consécration. Mais notre vie en solitude risque de nous faire nous construire une image idéalisée de ce que doit être une vierge consacrée, surtout si nous nous référons aux saintes qui nous ont précédées. C’est ainsi que je me suis trouvée dans une état d’insatisfaction permanente de ce que j’étais et du peu qu’il me semblait que je faisais pour le Christ.
C’est en grande partie grâce à la spiritualité ignatienne, à la relecture de vie en compagnonnage avec une communauté de laïcs (CVX), et à un accompagnement personnel que j’ai pu trouver la cohérence du chemin que me faisait faire le Seigneur. Peu à peu, dans la prière, s’est dégagée une constante : aujourd’hui, c’est dans cet hôpital que je dois demeurer pour le Seigneur ! Ainsi a-t-il, après lui avoir redonné des forces, renvoyé d’où il venait Elie qui fuyait sa mission (1 R 19) !

La transformation de l’image

« Descends ! » Cette parole de Jésus à Zachée m’a percutée pendant que je contemplais ce passage d’Evangile (Lc 19, 5). J’en réalisais l’importance pour moi, mais sans comprendre pendant des mois comment et où le Seigneur désirais que je descende. Pas à pas, il m’a conduite à réaliser une « transformation de l’image ». Après avoir été « transfigurée », j’avais, comme Pierre, Jacques et Jean, à redescendre dans le réel d’un chemin terrestre, en n’oubliant pas que le Christ nous y précède (Mc 16, 7) et qu’il nous a montré la voie en lavant les pieds de ses disciples (Jn 13, 1-7). Je crois que j’avais mis la barre trop haut sur ce que je devais être, et je voulais « mériter » d’avoir été appelée à suivre le Christ. J’avais à croire totalement à la gratuité de son amour pour moi, telle que je suis, et à y répondre simplement, en acceptant sans crainte de ne pas être parfaite et de ne pas savoir ni pouvoir tout faire, d’avoir des limites physiques et nerveuses et d’en tenir compte humblement. Je rends grâce d’avoir été confrontée à mon impuissance, ou plutôt à ma volonté inconsciente de puissance, pour y renoncer et pour pouvoir ressentir la joie de laisser Dieu agir lui-même en moi. J’ai enfin pris conscience que, dans ma recherche d’une cohérence de vie, ce n’était pas la quantité ou la diversité d’activités qui était épuisante, c’était le regard que je portais sur ma vie professionnelle, lorsque je n’en percevais pas le sens spirituel et qu’alors je la subissais. A partir de cette conversion nécessaire où j’ai compris que le Christ m’accompagnait aussi dans mon travail, ce que j’avais pendant longtemps ressenti comme un obstacle à ma vie avec le Seigneur s’est transformé en lieu de ma communion avec lui : « Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas » (Gn 28, 16).

Consacrée au Christ dans mon travail

Tout d’abord, comme chacun, ma compétence scientifique et professionnelle doit rester la meilleure possible et je m’efforce de l’entretenir. Mais par ailleurs, bon nombre de personnes, au laboratoire et dans l’hôpital, connaissent mon état de vie. Elles ne sont donc pas étonnées que je mette constamment la personne malade au centre de nos préoccupations. Je ne peux pas nommer le Christ, mais je peux vivre selon sa Parole et être signe de son amour. Etre chef d’un service hospitalier se traduit clairement aujourd’hui par servir davantage, il ne s’agit pas d’un pouvoir. Une façon de vivre la chasteté est de ne pas vouloir tout décider, mais d’être à l’écoute des aspirations de chaque membre de l’équipe et rechercher le plus possible un consensus pour prendre les décisions les plus justes, dans les limites imposées par le système hospitalier. J’essaie d’être un artisan de justice et de paix, au milieu des conflits durables, et cela me fait souvent vivre la pauvreté mais aussi, grâce à ma fonction, influencer certains choix. Tout ceci me permet de trouver une cohérence et du sens à ma présence dans ce lieu. « Quel que soit votre travail, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur et non pour des hommes. Le Maître, c’est le Christ, vous êtes à son service » (Col 3, 23-24).

Comment tout concilier ?

J’ai nécessairement à mieux organiser la gestion de mon temps en hiérarchisant des priorités, pour éviter de trop me disperser. Je veille à positionner dans mon agenda des journées de silence et de solitude, à l’écoute de la Parole de Dieu. Cela m’est indispensable pour reprendre souffle et me recentrer sur le Christ.
Mon temps de prière du matin, avant de partir travailler, est un moment privilégié car il ne dépend que de moi et de l’heure de mon lever. J’accepte mieux maintenant une souplesse dans mes temps de prière lorsque je rentre tard le soir, mais en gardant quelques minutes pour relire ma journée avec le Christ. Le fait de bien distinguer les moyens et la fin et de respecter mes besoins de sommeil pour rester de bonne humeur et dynamique est certainement perçu par le Seigneur avec bienveillance et humour, du moment que je reste imprégnée de sa présence.

Que m’est-il demandé ?

Le fait de faire partie d’une communauté de laïcs, qui désirent aussi vivre radicalement leur baptême et être disciples du Christ et apôtres m’a fait me demander ce qui me distinguait d’eux. Consacrée en plein monde, je ne suis pas mise à part et je conserve les liens familiaux, amicaux, professionnels, paroissiaux ou diocésains. J’ai choisi de vivre la chasteté dans le célibat, ayant pour le Christ un amour passionné qui le fait préférer à tout. Cela est totalement à contre-courant et représente un témoignage fort pour le monde actuel, en manifestant qu’une femme peut ainsi avoir une vie équilibrée, rayonner la paix et la joie du Christ tout en menant une vie active en solitude.
En solitude et en même temps en communion, chacune de nous, vierges consacrées, a à inventer sa propre règle de vie, en l’accommodant à sa situation, en osant cette liberté tout en restant, par la prière, vigilante dans l’écoute de l’Esprit Saint, pour que nos comportements sociaux et notre amour pour nos frères correspondent au dessein de Dieu, notre Père. Notre mission première, comme pour tout chrétien, c’est notre vocation filiale, qui nous fait louer, respecter et servir Dieu, et nous disposer à répondre à son appel dans toutes nos rencontres et nos décisions. Notre consécration est un moyen, une force qui nous est donnée pour nous aider à y parvenir. Nous pouvons avoir pour cela à renoncer à la visibilité de notre état de vie. « Ce que le Seigneur réclame de toi, rien d’autres que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté, et de marcher humblement avec ton Dieu » (Mi 6, 8).

Suivre le Christ davantage

Ayant été guidée avec une clarté extraordinaire vers cette forme de vie consacrée dans le monde qui est la nôtre, j’ai une conscience de plus en plus vive d’être dans le monde le lieu de son incarnation auprès de nos frères, comme tout chrétien. Je me sens plus unifiée et en paix. J’ai encore des moments de doute, lors de la gestion de conflits sur des sujets qui me semblent absurdes, où je me redemande si je suis bien là pour la gloire de Dieu. Dans ces moments-là, j’ai de nouveau la tentation de fuir le réel. Mais je reste habitée par la confiance et la certitude d’être là où je dois être aujourd’hui. Je sais que le Seigneur non seulement est à mes côtés partout où je vais (Gn 28, 15) mais qu’il vit en moi (Ga 2, 20). Peu à peu, sa présence aimante et agissante m’entraîne à désirer « avoir part avec lui » (Jn 13, 8) et comme lui, « aimer les siens qui sont dans le monde » (Jn 13, 1) et je rends grâce pour ce qu’il me fait vivre.