Prêtre, prophètes et roi d’aujourd’hui


Emmanuel Pic
ancien responsable diocésain
et régional des vocations

Fraîchement débarqué de son pays, un jeune prêtre colombien, apprenant que je quittais le Service des Vocations de mon diocèse après dix ans en son sein, me posa ingénument cette question perfide : « Et quels en sont les fruits ? » Il attendait vraisemblablement que j’énumère le nombre des séminaristes ou novices originaires du diocèse ayant initié leur formation ces dernières années. Mais à sa grande surprise ma réponse fut succincte et spontanée : « Aucun ! » Son regard s’assombrit mesurant d’un coup la profondeur de l’abîme séparant la fille aînée de l’Eglise et la très catholique Amérique latine.
Pourtant, au delà de ce constat tragique, il me semble important de témoigner de la richesse de cette expérience unique dans ce qui constitue le creuset de la vie des communautés chrétiennes d’un diocèse. Ainsi - et cela peut sembler paradoxal - ces quatre dernières années où j’étais à la fois responsable diocésain et régional des services des vocations ont été pour moi un temps et un lieu de désert, c’est-à-dire d’épreuve où la foi se purifie pour une rencontre plus profonde avec et Dieu et l’Homme.

En effet, je me suis souvent demandé si Dieu appelait encore et si l’Homme était en mesure de l’entendre. Avec notre petite équipe diocésaine, nous nous sommes efforcés d’écouter ce chant d’amour à trois voix : celle de l’appel, celle de la réponse et - indissociable des deux premières - celle du silence. Petit à petit, notre sensibilité s’est affinée pour nous permettre de percevoir des prêtres, des prophètes et des rois pour aujourd’hui. Les lignes qui suivent veulent être l’écho - maladroit et incomplet - de cette expérience commune.
Chaque fleur possède son parfum, sa forme et sa couleur propre. Cette diversité rend hommage à la nature tout entière. Il en va de même de chacune des spiritualités qui fleurissent dans le jardin de l’Eglise. Aussi que le lecteur ne s’offusque pas de mes fréquentes références à Chiara Lubich dont l’expérience spirituelle n’est plus à démontrer, même si elle reste pour la grande majorité des français une inconnue (1). Sa pensée et surtout la richesse de son enseignement né de la vie accompagnent et éclairent mon propre cheminement d’homme et de prêtre depuis des années.

Vocation de prophète

Des prophètes sont parmi nous. Il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles pour voir pointer leur cri et leurs visages. Ils ne sont pas toujours vêtus de poil de chameau et ne se nourrissent pas exclusivement de sauterelles et de miel sauvage (Mc 1, 6). Les premiers pro­phètes du XXIe siècle, ce sont d’abord les enfants et les jeunes générations qui portent en eux une soif d’idéal et une attente insoupçonnée de nourritures spirituelles.
J’ai toujours été surpris de la maturité dont certains élèves de sixième font preuve lorsqu’au moment de leur entrée au collège ; ils font eux mêmes la démarche de venir s’inscrire à l’aumônerie catholique car pour la première fois de leur vie, ils peuvent avoir accès à une éducation religieuse tant attendue. Certains demandent le baptême, d’autres veulent se préparer pour recevoir l’Eucharistie, d’autres encore souhaitent tout simplement connaître Jésus, d’autres enfin désirent apprendre à prier. Les attentes sont variées mais le cheminement de ces enfants questionne leurs camarades, interroge fortement leurs propres parents et stimule les catéchistes. Ils permettent à chacun d’aller plus loin.

Pendant la préparation des Journées Mondiales de la Jeunesse de Paris, de Rome ou de Toronto, la Pastorale des Jeunes du diocèse a vécu des heures d’une rare intensité, source d’émerveillement extraordinaire, à la fois surprenant et prophétique. Le Pape et les évêques apparaissent comme des prophètes au milieu d’un peuple de prophètes. Au milieu des pèlerins périgourdins, quelques jeunes adultes handicapés mentaux ou autistes : une présence à première vue difficile, contraignante, dérangeante mais en définitive une chance pour tous car à travers ces « personnes exceptionnelles », pour reprendre une expression canadienne, s’ouvre le récit des Béatitu­des : « Heureux les cœurs simples car ils verront Dieu » (Mt 5, 8).
Et puis, dans notre diocèse, des groupes de jeunes adultes sont nés. L’un d’eux était composé en grande majorité de jeunes travailleurs et étudiants. En son sein, le partage de la Parole et l’écoute mutuelle ont permis à plusieurs d’entre eux de découvrir l’appel de Dieu. François et Nathalie se sont mis en route vers le mariage, et Antoine tout naturellement vers la vie consacrée. L’expérience d’une autre équipe m’a particulièrement intéressé. Il s’agissait de cinq ou six lycéens qui ont accepté de prendre le temps de réfléchir ensemble et d’écouter Dieu pour mieux lui répondre. Damien, Florent, Quentin et d’autres encore sont entrés dans une communion matérielle et spirituelle toujours plus profonde. Leur bonheur partagé rayonnait sans artifice.
Certes, ces jeunes ne disent pas tout de la dimension prophétique de l’Eglise aujourd’hui. Il faudrait parler en particulier de la force des charismes qui se déploient avec une nouvelle vitalité dans les ordres religieux anciens ou sous des formes relativement audacieuses comme un « nouveau printemps pour l’Eglise » pour reprendre une expression du Saint Père. De nombreux laïcs se sentent appelés à entrer dans cette aventure par l’intermédiaire d’associations de fidèles ou de mouvements qui constituent en eux-mêmes une jeunesse retrouvée pour l’Eglise.

Les enfants et les jeunes générations portent en eux une dimension supplémentaire qu’il nous faut redécouvrir. Ils partagent avec les prophètes le goût de l’impertinence ainsi qu’une certaine liberté de ton et de parole. Ils expriment haut et fort des vérités redoutables. Les étudiants ne furent-ils pas dans la seconde moitié du XXe siècle les initiateurs de soulèvements populaires et de révolutions ? Il y a en eux une force qui n’est pas encore canalisée ou domptée. Elle parvient à soulever les montagnes. C’est la puissance agissante de la parole des prophètes à l’œuvre au milieu de nous. Elle déstabilise et réconforte à la fois. Il en fut ainsi de Jean-Baptiste qu’on considère parfois comme le dernier prophète de l’Ancien Testament et le premier disciple du Christ : « Quand Hérode avait entendu Jean-Baptiste, il était très embarrassé, et pourtant, il aimait l’entendre » (Mc 6, 20). Aussi réjouissons-nous d’être encore bousculés par ceux et celles qui rejoignent à peine l’aventure humaine : heureux sommes-nous si - qui plus est - nous savons reconnaître dans leur voix l’actualité et l’urgence d’un appel à la conversion.

Vocation de roi

Aujourd’hui, parler de royauté peut faire sourire ou porter à confusion dans un contexte où l’idéal démocratique semble prévaloir. Aussi convient-il de préciser la portée théologique de l’attente du Royaume de Dieu. Ce royaume se présente avec la double caractéristique bien connue du « déjà-là » et du « pas-encore ».
Cette tension entre le présent et ce qui doit encore advenir implique un discernement préalable pour reconnaître, dans le monde tel qu’il est, les traces de l’avènement de ce royaume. De même, on parlera du peuple de Dieu comme d’un peuple de rois qui veut édifier la « Cité Nouvelle » et gouverner la création qui lui a été confiée.
La redécouverte de la vocation de tout baptisé et plus spécifiquement de celle des laïcs comme membres à part entière de ce peuple de rois participe de cette dynamique nouvelle que le concile Vatican II a officialisée (2). Cependant, il est indéniable que ce courant trouve ses origines bien avant l’ouverture du dernier concile. Une multitude d’initiatives de fidèles a permis l’émergence d’une nouvelle manière d’être en Eglise. L’intuition des mouvements d’Action Catholique en est une claire illustration (3).
Ce préambule est important car, dans la tâche qui fut la mienne au sein du Service des Vocations, j’ai rencontré des hommes et des femmes d’une dignité exemplaire dans l’accomplissement des œuvres du quotidien. Ils sont pour moi les véritables souverains de ce Royaume en devenir. Je voudrais dire ce que j’en ai perçu en trois lieux facilement repérables.

Le monde du travail

Les rois d’aujourd’hui travaillent. J’ai été le témoin de la recherche de plusieurs adultes qui sont désireux de donner un sens chrétien à tous les aspects de leur vie et en particulier dans l’exercice de leur profession. Ils ont très vite compris la nécessité de se retrouver régulièrement avec d’autres pour un partage en profondeur.
Certains d’entre eux se sont orientés vers la prière en créant un groupe proche du Renouveau charismatique. C’est par le chemin de la louange ou de la prière d’intercession que les difficultés vécues et les questions portées par les uns ou les autres dans leur travail respectif ont été dans un premier temps portées par le groupe. Progressivement, l’expérience initiale s’est élargie et le groupe s’est ouvert à d’autres personnes. Il a fallu réfléchir à une structuration et à une organisation plus rigoureuses. Cette nécessaire évolution a permis un dialogue toujours plus profond et une prise en compte des paradoxes auxquels tout chrétien se trouve confronté lorsqu’il souhaite vivre en cohérence avec sa foi. C’est par exemple Paul qui doit faire face à des questions d’éthique dans son cabinet d’architecte, Lionel qui accepte de devenir délégué du personnel de son entreprise, Dominique qui se débat dans une situation économique précaire, etc. Au sein de ce groupe, un noyau de trois personnes est élu pour présider pour un temps à sa destinée et à sa cohérence.

D’autres adultes optent pour un échange autour de la « Parole de Vie ». Il ne s’agit pas pour eux de débattre mais, dans une écoute profonde et respectueuse, de se communiquer les expériences vécues à la lumière d’un verset de l’Ecriture extrait de la liturgie d’un des dimanches du mois et commenté par une femme, laïque comme eux, Chiara Lubich. Au fil des ans, certains ont souhaité aller plus loin dans la découverte de la spiritualité de l’Unité. Thierry, ouvrier dans une papeterie, Daniel, comptable dans un cabinet d’expertise, Raphaël et Pascal, animateurs pastoraux auprès d’aumôneries de l’enseignement public, ont été les premiers à sentir cette exigence intérieure pour être au service de la communion dans leurs milieux respectifs de travail. Puis d’autres ont senti ce même appel : Christiane, agent administratif, Sonia qui, à cause de son handicap auditif, n’exerce pas de profession, Sandrine, employée dans un supermarché, Annie, assistante sociale et Odile, secrétaire dans le cabinet de son époux géomètre. Tous m’ont profondément impressionné par la qualité de leur démarche commune.

La famille

Les rois d’aujourd’hui ont aussi une vie de famille. La royauté que nous tentons de mettre à jour dans ce paragraphe s’exprime de manière particulière au sein de la cellule familiale Cette cellule possède aujourd’hui de multiples visages, ce qui ne rend pas toujours aisée la compréhension des mouvements qui l’animent et l’agitent. La famille - ou mieux donc - les familles sont devenues des lieux où s’exercent des tensions dramatiques. C’est le propre du roi d’affronter avec courage les conflits qui surgissent pour tenter de leur trouver la meilleure résolution possible. Je donnerai ici trois exemples de difficultés conjugales car elles sont symptômatiques de l’exercice de cette autorité royale présente comme un don en tout baptisé.

Michelle et François (4) viennent de se fiancer. Michelle est fille unique. Artiste, elle n’a jamais suivi une scolarité normale. Ses parents l’ont très vite considérée comme irresponsable. La famille possède une fortune personnelle et un rang à tenir dans l’aristocratie locale. François est un fils de paysan, un paysan qui possède tout de même une exploitation viticole de renom. Après une brève carrière comme sous-officier dans l’armée, il travaille désormais comme cadre à EDF. C’est un « bosseur ». Rapidement, les parents de Michelle s’opposent à ce mariage de manière violente. Ils accusent François d’une « OPA » sur leur fille et sur leur fortune. Les interventions pour tenter de briser le projet sont de plus en plus directes : les amis des fiancés, le prêtre, le maire, l’évêque sont contactés directement pour prendre position ! Les parents de Michelle parlent d’une requête auprès du tribunal pour déclarer leur fille juridiquement incapable. Les parents de François sont inquiets devant toutes les difficultés que de telles tensions font peser sur l’avenir du couple. Ils respecteront la décision de leur fils, à condition que celui-ci assume pleinement et jusqu’au bout la situation. Michelle et François vont traverser une période de réflexion intense, pendant laquelle ils relisent leurs parcours de vie et tentent d’y découvrir un sens. Ils décident finalement de se marier, prenant acte de la situation conflictuelle et mesurant aussi la force exceptionnelle de leur vocation commune au mariage.

Jean-Pierre et Catherine sont mariés depuis quelques années et ont une petite fille. Catherine exerce une profession libérale et Jean-Pierre est simple ouvrier dans une chaîne de montage. Depuis la naissance de leur enfant, les tensions se sont accentuées entre eux. Ils ont décidé, à bout de forces, de se séparer. Elle est repartie avec son bébé chez ses parents à l’autre bout de la France. Ils s’appellent régulièrement au téléphone et se souviennent que le prêtre avec qui ils avaient préparé leur mariage leur avait dit en souriant qu’il assurait aussi le « service après-vente ». Ils décident de le contacter pour le rencontrer séparément. Le prêtre les recevra à tour de rôle pendant plusieurs mois. Ce temps de maturation fut l’occasion pour l’un et l’autre de faire le point et de mieux mesurer la somme de ce qui les sépare l’un et l’autre tant d’un point de vue intellectuel, culturel, professionnel que familial. Leur union ne peut se fonder uniquement sur le simple jeu des attirances ou des ressemblances mais bien sur l’accueil des différences et le respect de la personnalité de chacun. Lorsque le fruit est mûr, le prêtre leur propose de venir un jour ensemble. C’est le temps de la réconciliation pour un nouveau départ. Ils découvrent ensemble la profondeur du « oui » qu’ils se sont donné l’un à l’autre le jour de leur mariage et l’engagement concret de Dieu vis à vis de ce projet. Ils reconnaissent sa présence au milieu d’eux de manière significative en particulier pendant ce temps d’épreuve. Cette communion nouvelle passe par les larmes d’un pardon mutuel et l’émerveillement devant un amour renouvelé.

« Les cinq enfants de Pierre Lemarie (parti pour le ciel le 7 décembre 1998) et Marie-Christine (renversée par une voiture le 20 mai dernier, lundi de Pentecôte) témoignent : « Chacun de nos parents avait choisi Dieu de façon radicale. Il n’est pas possible de les comprendre sans ce choix de Dieu. Dieu passait avant tout le reste. » Henri, leur fils prêtre, raconte : « Ce fut une aventure faite de prière, de foi, de ténacité. Ils cherchaient à comprendre ensemble à chaque étape de notre croissance ce dont nous, leurs enfants, avions besoin. Ils voulaient d’abord que nous soyons chrétiens. Nous ne les avons pas toujours compris sur ce plan. Certains parmi nous cinq, se sont parfois révoltés, claquant les portes, faisant trembler les murs, leur manquant de respect. Il nous est arrivé de leur résister, de leur désobéir... Vaille que vaille, ils ont tenu bon. L’un ou l’autre a même été en complet désaccord avec certains de leurs choix chrétiens. Aujourd’hui, cela s’est fait peu à peu, bon gré, mal gré, nous reconnaissons et nous en sommes heureux que la foi de nos parents, de même que leur engagement dans l’Eglise à travers les Focolari, après le don de la vie que nous avons reçu d’eux, est la plus grande grâce qu’ils nous ont faite. » Marie-Christine a aimé et cherché à connaître, à comprendre, les multiples visages de l’Eglise, entre autre à travers ses enfants, dont l’un est à Points-Cœur, l’autre avec la communauté Saint-Jean, les trois autres sont dans des communautés Focolari ou engagés dans ce mouvement (5). » Illustration d’une autre manière de vivre les conflits habituels qui surgissent entre générations.

Tout roi possède un palais. Quelle sera la demeure de ces nouveaux rois qui travaillent et connaissent les joies et les peines d’une vie de famille ? Désormais il s’agit d’édifier un château qui n’est plus seulement « intérieur » à l’exemple de sainte Thérèse d’Avila - femme du moyen-âge, mystique et fondatrice - dont la vocation religieuse l’a conduite à une réforme complète de l’ordre du Carmel. Mais on peut parler d’un « château extérieur (6) » pour reprendre les mots de Chiara Lubich - femme de notre temps, elle aussi mystique et fondatrice. Ce château n’est-il pas l’expression assez juste en définitive de ce qu’est l’Eglise ?

L’Eglise

Les rois d’aujourd’hui œuvrent en Eglise. Au sein de différents mouvements et services d’Eglise comme au cœur de communautés chrétiennes paroissiales, de nombreux adultes sentent un réel désir de s’engager, de prendre en main certains domaines de la pastorale, autrefois réservés uniquement aux clercs : la catéchèse, l’accompagnement des adolescents, la préparation des baptêmes ou des mariages, la gestion économique, et même la célébration des obsèques. Un bon nombre de jeunes parents souhaite vivre l’éveil à la foi des tout-petits avec d’autres familles. Certains trouvent - comme nous avons pu le voir dans les expériences qui précèdent - un mouvement de spiritualité dans lequel s’épanouit leur vocation de laïcs et leur orientation professionnelle.

La collaboration entre les membres de l’équipe du Service des Vocations telle que nous l’avons vécu ces dernières années dans le diocèse de Périgueux me semble significative de cette dimension royale de la vie baptismale appliquée à la vie de l’Eglise.
D’abord, il faut bien le dire, nous n’étions aucunement des spécialistes dans le domaine de l’accompagnement vocationnel. Répondre à la demande de l’évêque pour constituer ensemble l’équipe diocésaine du Service des Vocations fut une manière concrète d’expérimenter ce que signifie être appelé pour une mission qui nous dépasse totalement. Dès le départ, il nous a semblé que le plus important dans ce qui nous était confié n’était pas de l’ordre du faire, ni de la production, mais résidait dans une certaine qualité et vérité des rapports mutuels. Il a donc fallu apprendre à se connaître, découvrir nos vocations respectives (époux, épouse, religieux, religieuse, prêtre, diacre) et nos enracinements humains. De cette écoute réciproque est née une certaine présence de Jésus au milieu de nous. Le Maître de l’appel c’est lui, lui présent là où deux ou trois sont réunis en son nom.
Aussi étions-nous particulièrement attentifs à repérer et à mettre en lumière ces lieux et ces temps qui favorisent un climat où l’appel de Dieu peut se faire entendre : une rencontre particulièrement réussie lors d’un week-end avec des jeunes, une réunion avec un conseil pastoral au sein duquel une estime mutuelle est perceptible, une liturgie où se vit une réelle attention à la vie des gens... De même si les tâches ont été réparties en fonction des capacités et des goûts de chacun, c’est toute l’équipe qui se sentait partie prenante de telle ou telle initiative : rallye des familles, année de l’appel au ministère pastoral, exposition de peinture, oratorio des vocations, etc.
Enfin, il y avait le désir de permettre à d’autres d’entrer dans cette dimension de service de l’appel en créant un courant, une « opinion publique » favorable et sensible à cette dimension. Il s’agissait de permettre, au moins dans notre diocèse au mot vocation de sortir des oubliettes et d’une sorte de ghetto où il était confiné. C’est ainsi que d’appelé, le service se fit appelant. La première étape fut de contacter, par l’intermédiaire des conseils pastoraux et des prêtres ou bien directement, des personnes qui assureraient bénévolement un relais entre notre petite équipe et les différentes communautés paroissiales. Progressivement un petit réseau s’est mis en place ayant une triple finalité : la distribution plusieurs fois par an d’un petit feuillet intitulé Vocations en Périgord, la vente de veilleuses au moment de la fête de la Toussaint pour soutenir les actions du service et enfin la prière en prenant en charge par exemple l’animation de la Journée Mondiale de prière des Vocations.

Cette évocation rapide a permis de mettre en lumière ces hommes et ces femmes qui, paradoxalement, de manière humble et souveraine, construisent à temps et à contretemps le Royaume de Dieu au cœur de la société, de leur famille et de l’Eglise. Il convient d’aborder maintenant la dernière étape de ce parcours qui traitera d’une approche possible de la dimension sacerdotale de l’existence humaine.

Vocation de prêtre

Cette dimension sacerdotale de l’existence humaine est résumée par Paul dans une de ses lettres et peut justifier en quelque sorte ce passage de Roi à Prêtre : « Alors tout sera achevé quand le Christ remettra son pouvoir royal à Dieu, le Père, après avoir détruit toutes les puissances du mal » (1 Co 15, 24).
Lors de mes premières années de ministère, j’allais célébrer une ou deux fois par semaine dans une maison de retraite accueillant des personnes très âgées. Certaines, à mobilité réduite, venaient à la messe en fauteuil roulant. D’autres encore avaient perdu tout ou partie de leurs facultés mentales. Souvent, dans leur insouciance bienheureuse, elles reprenaient en chœur les paroles de la consécration. Intérieurement je me suis posé la question : « Dans cette assemblée si particulière, qui est le prêtre ? » Bien entendu, j’étais le ministre ordonné mais j’avais en face de moi des personnes qui, au couchant de leur existence terrestre, vivaient l’offrande de leur vie ou ce que j’appellerais ici la dimension sacerdotale de leur baptême. Ce « doux murmure » qui accompagnait la messe en était un signe.
J’ai perçu en bien d’autres personnes cette même dimension d’abandon de soi que résume cette parole du Christ sur la croix : « Entre tes mains, Père, je remets mon esprit » (Lc 23, 46). Il y a les visages de Jeanne et de Thérèse, malades en phase terminale, ou encore de ce couple en complète déchéance humaine et sociale à cause d’une dépendance à l’héroïne. Sur le plan physique et intellectuel j’ai pu constater cette dégénérescence progressive et inéluctable inscrite en chacune de nos cellules. Il y a cependant un domaine où la croissance me semble toujours possible : c’est la dimension spirituelle. J’ai vu partir Jeanne et Thérèse avec un regard radieux et une paix intérieure extraordinaire. J’ai vu ce couple de toxicomanes revêtir une réelle dignité dans l’amour et le respect qu’ils se portaient mutuellement. N’est-elle pas en définitive la plus précieuse des richesses ?

Lors d’un congrès international qui réunissait à Rome plus de six cents séminaristes de cinquante-cinq pays, Chiara Lubich s’est adressée à eux pour leur communiquer son expérience de vie. Quittant ses notes, elle a fait un parallèle significatif et lumineux sur cette dimension de l’offrande de soi : « Une autre manière d’aimer est celle d’offrir nos souffrances quotidiennes pour les autres, en les unissant à la Passion de Jésus. Jésus nous a aimés en guérissant, en instruisant, en faisant tout cela, mais ensuite il a offert sa mort en croix pour nous. Nous aussi nous devons célébrer notre messe, pas seulement celle que vous célébrerez sous peu, mais notre messe... l’offrande de nos souffrances. Nous devons tous la célébrer, comme Marie l’a fait au pied de la croix. Offrir toutes nos souffrances en les unissant à la Passion de Jésus, c’est là aussi une manière d’aimer (7) »
Bien entendu, cette perception de la fonction sacerdotale ne règle en rien les questions liées au ministère presbytéral telles qu’elles se posent pour l’Eglise de France. Je pense en particulier au nombre de séminaristes qui ne cesse de chuter inexorablement. Mais peut-être s’agit-il en ce domaine de partir d’une autre approche ? En effet, bien souvent on situe l’appel au ministère de prêtre dans les premières années de vie d’un homme. Or, les nouvelles générations inscrivent leurs étapes de maturation dans une échelle de temps plus longue. D’autre part l’interpellation vers un choix de vie définitif rencontre aujourd’hui non pas un obstacle mais une succession de questions vis-à-vis desquelles tout homme devra se positionner librement, comme par exemple la question de l’affectivité et d’un accueil éclairé du célibat, la question démographique pour les parents dont l’unique enfant souhaite devenir prêtre, la question du statut social des prêtres et la manière dont le fait religieux est pris en compte en France.
Actuellement le « recrutement » des séminaristes se fonde essentiellement sur des critères de rentabilité d’une formation. Ce temps de formation est destiné avant tout à des jeunes présentant les aptitudes requises sur le plan intellectuel, pastoral, spirituel et affectif pour assurer un service ecclésial durant une vie entière. Cela suppose l’attente patiente d’éventuelles candidatures spontanées. Pourquoi ne pas renverser l’approche et partir de l’autre extrémité de l’existence ? L’appel d’hommes d’âge mûr dont l’expérience humaine est acquise, ou encore de jeunes retraités déjà aguerris par la rencontre avec les difficultés et les échecs qui marquent une vie, offrirait à l’Eglise d’autres chemins possibles. L’expérience du diaconat permanent nous enseigne depuis quelques dizaines d’années que l’interpellation personnelle par l’évêque ou ses représentants porte de réels fruits tout en laissant la personne libre dans sa réponse.

Au cours de ces dernières années, tant au niveau national qu’au plan diocésain, les Services des Vocations ont vécu une réflexion plus soutenue sur le sens de la vocation au ministère presbytéral. Avec l’équipe de Dordogne, nous avons voulu redonner la parole aux prê­tres les plus anciens, ceux qui ont traversé les turbulences et les changements du siècle passé. Il s’agissait de leur permettre de s’exprimer davantage sur eux-mêmes lors des fêtes jubilaires par exemple ou par différents témoignages que nous avons publiés et distribués dans les paroisses par l’intermédiaire de notre réseau. Nous voulions donner aux prêtres la possibilité de dire leur bonheur d’avoir donné leur vie par amour dans une magnifique fidélité aux exigences de l’Eglise (8). Car, au-delà du sentiment d’échec apparent face à la crise actuelle des vocations sacerdotales, il existe une réalité extraordinaire vécue humblement par la grande majorité des prêtres. C’est un signe encourageant et porteur d’une réelle fécondité spirituelle.
Cependant, sans naïveté, un constat s’impose : on attend souvent beaucoup des ministres du culte car non seulement on leur demande d’exercer correctement leur fonction sacerdotale mais on voudrait d’eux un rayonnement prophétique et une autorité royale naturelle. Les communautés souhaiteraient en face d’elles des hommes accomplis et complets : des sur-hommes ou demi-dieux en quelque sorte qui seraient déjà prêtre, prophète et roi tout à la fois. Or, une meilleure compréhension du rôle des prêtres et de leur vocation permettrait une clarification du sens de leur présence au sein de l’Eglise et du monde. Leur mission apparaîtrait ainsi plus proche de la réalité vécue par chacun au quotidien. Dans notre diocèse, le groupe « Appels », par des rencontres régulières et un partage simple de la vie ordinaire d’un prêtre, a permis pendant plusieurs années consécutives à de jeunes lycéens de constater que l’équilibre de vie des prêtres passe par la prise en compte de tous les aspects concrets de l’existence : le travail apostolique et une saine gestion des biens matériels, l’apostolat et la relation aux autres, la prière et la vie spirituelle, la santé et le sport, l’habitat et la manière de se vêtir, le goût pour l’étude et le travail intellectuel, la nécessité de communiquer et la communion avec l’ensemble du presbytérium. Chacun de ces aspects est marqué du sceau d’une rencontre avec Dieu-Amour. Ainsi le prêtre apparaît moins inaccessible. Il redevient un homme au service de tous dont l’idéal de vie n’est plus une utopie mais une réalité tangible, une voie possible de réalisation de soi.

Notre question de départ, « Où sont les prêtres, les prophètes et les rois d’aujourd’hui ? » nous a permis de mettre en lumière la réalité de ces vocations au sein même de nos communautés et de nous réjouir car, pour reprendre les paroles de Jésus, « Beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu » (Lc 10, 24).
En effet, si nous parvenons à nous débarrasser de nos richesses et de nos illusions, l’impossible devient possible, les ténèbres s’illuminent. Même notre société dépeinte trop hâtivement peut-être comme sécularisée, individualiste ou encore rongée par le libéralisme ouvre des chemins nouveaux à Dieu et à l’Evangile. La belle image que Michele Zanzucchi (9) met dans la bouche d’un clochard sur le parvis de la basilique de Montmartre convient tout à fait à ce que nous vivons. Alors que le soleil décline, Paris offre une grisaille toujours plus épaisse. C’est alors que s’opère l’inattendu : progressivement, la fée électricité transforme la capitale tout entière en cité d’or.
Au delà de l’artifice et de l’illusion qu’opèrent les techniques ou les effets de style, il s’agit bel et bien d’accueillir, dans ce monde tel qu’il est, ces appels nouveaux comme de vraies vocations dont la source nous échappe et dont le sens se révèle progressivement. Saurons-nous reconnaître au milieu de nous les prêtres qui se livrent tout entier offrant par là même toutes les richesses et les pauvretés de notre humanité ? Ecouterons-nous les paroles des prophètes qui nous dévoilent une vision différente de notre quotidien en bousculant nos habitudes ? Enfin, accepterons-nous les rois qui conduiront peuple et histoire dans la recherche d’une cohérence de vie toujours plus évangélique et respectueuse de la liberté des personnes ?
La société française est aujourd’hui le cadre où se déroule un nouvel affrontement pour le christianisme dans une fidélité totale au mystère pascal de mort et de résurrection. Ainsi la blessure de l’homme du XXe siècle, si souvent décrite par la littérature moderne, permet une rencontre étonnante avec le Dieu crucifié jusqu’au jaillissement de vie nouvelle.

A la découverte du mouvement Focolari

C’est à l’occasion de l’ordination de Benoît Campion à Fumel le 8 mai 2004 que le mouvement des Focolari a pris une certaine dimension dans le diocèse [d’Agen]. En effet, c’est devant une assistance nombreuse et recueillie que ce jour-là, Mgr Descubes a ordonné Benoît au diaconat en vue du ministère presbytéral. Ce dernier était récemment arrivé à Fumel pour renforcer la communauté des Focolari : Jean-Gabriel Damila, Emmanuel Pic, François Milanese et Francis Belet.
C’est au cours du séminaire d’Ars que Benoît a renconté le mouvement des Focolari, au cours d’une « Mariapoli » (rasssemblement) à Notre-Dame du Laus, puis à Man en Côte d’Ivoire ; cela a confirmé son désir d’être prêtre dans une dimension communautaire et un style marial.
Car c’est cela, les Focolari, fondés par une laïque italienne, Chiara Lubich : une communauté priante sous le regard de Marie, qui lit l’Evangile et qui le vit. Le mouvement ne cessa de grandir en Italie d’abord, puis à travers le monde.
Mouvement œcuménique, interreligieux qui dialogue aussi avec les non-croyants, il réunit prêtres, diacres et laïcs vivant en communautés. Présent en France depuis cinquante ans, il compte 2 500 membres et 40 000 sympathisants, dont une trentaine dans notre diocèse.
Le nom de Focolari vient de focolare (foyer, âtre). Il leur a été donné à cause de leur rayonnement et de la chaleur de leur relation. Le mouvement des Focolari a donné naissance à diverses branches d’activités spécifiques comme Familles nouvelles, Jeunes pour un monde uni, Mouvement paroissial, Humanité nouvelle.

paru dans Catho 47, voix de l’Eglise en Agenais,
n° 13, mai 2004.

Notes

1 - 1 - Pour plus d’informations, voir p. 102. [ Retour au Texte ]

2 - « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice, et en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers. » Gaudium et Spes, n° 34. [ Retour au Texte ]

3 - « Connaissez-vous la JOC, la JAC, la JEC, la JMC ? […] Il s’agit de sociétés de jeunes travailleurs qui, nées de besoins divers et en dehors d’un plan préconçu, se rattachent toutes, plus ou moins étroitement et sans perdre leur indépendance, à l’Association Catholique de la Jeunesse Française ou de la Jeunesse Belge. Selon le milieu qu’elles atteignent, elles s’appellent Jeunesse Ouvrière, Jeunesse Agricole, Jeunesse Etudiante, Jeunesse Maritime. Leur activité varie, comme il est naturel, d’après leur recrutement ; mais elle s’exerce suivant une inspiration et une méthode communes, avec un idéal partout le même et que traduit bien leur devise : fiers, purs, joyeux et conquérants. » Félix Klein, Nouvelles Croisades de Jeunes Travailleurs, Editions Spes, 1934, p. 9-10. [ Retour au Texte ]

4 - Les prénoms de ce paragraphe ont été volontairement modifiés pour préserver l’anonymat des personnes et des familles concernées. [ Retour au Texte ]

5 - Extrait de l’article de Nathalie Bathelier « Marie-Christine Lemarie : la vie plus forte que la mort », Revue Nouvelle Cité n° 457, juillet-août 2002, p. 24-25. [ Retour au Texte ]

6 - « Mais le moment est venu – nous semble-t-il – de découvrir, de mettre en lumière, d’édifier, outre le “château intérieur”, “le château extérieur”. Nous voyons l’ensemble du Mouvement comme un château extérieur, où le Christ est présent et éclaire chacune de ses parties, du centre à la périphérie. Mais si nous pensons que cette nouvelle spiritualité que Dieu donne à l’Eglise parvient également aux responsables de la société et de l’Eglise, nous comprenons tout de suite que ce charisme ne fait pas uniquement de notre œuvre un château extérieur mais il tend à le faire du corps social et ecclésial. » Chiara Lubich, La dottrina spirituale, una spiritualità di comunione, Edition Mandodori, 2001, p. 74. [ Retour au Texte ]

7 - Chiara Lubich, L’amour réciproque : noyau fondamental de la spiritualité de l’unité, Castel Gandolfo, 30 décembre 1989. Texte intégral non publié. [ Retour au Texte ]

8 - « A la tête de la communauté, les prêtres doivent donc faire en sorte de ne pas rechercher leurs propres intérêts, mais ceux de Jésus-Christ, en unissant leurs efforts à ceux des laïcs chrétiens, et en se conduisant avec eux à la manière du Maître : parmi les hommes, celui-ci “n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude” (Mt 20, 28). » Presbyterorum Ordinis, n° 9. [ Retour au Texte ]

9 - Michele Zanzucchi, Parigi d’Amore, Città Nuova Editrice, 1997, p. 132-133. [ Retour au Texte ]