Dans la dynamique du Jubilé et des actions telles
que la campagne pour lannulation de la dette,
il a semblé bon au Conseil National de la Solidarité
et à la Commission sociale des évêques
de France, daider les communautés chrétiennes
à réfléchir à leur attitude
vis-à-vis de largent et des biens matériels
en général. Nous navons pas lintention
décrire aujourdhui un traité sur
largent, encore moins sur léconomie,
mais dinviter chaque catholique à entendre
lappel à la conversion dans sa dimension financière
et économique.
1- Largent : un outil
Il existe une longue tradition de pensée religieuse
sur la gestion des biens. Elle commence dès la première
page de la Bible : la terre appartient dabord
à Dieu, lequel la confiée à toute
lhumanité. Rien de ce que nous possédons
ne nous appartient pleinement. Nous sommes, pour ainsi dire,
mandatés par Dieu pour gérer argent et biens,
pour leur faire produire du fruit au bénéfice
de toute lhumanité.
Largent est un moyen déchange, un outil
utile pour favoriser des relations humanisantes entre les
hommes. Il peut favoriser la croissance économique
et le développement des peuples.
Jésus condamne-t-il largent comme instrument
déchange ? Non, puisquil paie limpôt
avec une pièce de monnaie. Il a, parmi ses proches,
quelquun pour tenir la bourse du groupe. Il bénéficie
damis - parmi lesquels de nombreuses femmes - qui
laident de leurs deniers. Il demande quon se
serve de largent pour se faire des amis
dans les demeures éternelles (Lc 16,
9), cest-à-dire pour atteindre notre vrai bonheur.
2- ... qui peut devenir une idole.
De lordre des moyens, largent peut devenir
une fin, un instrument de la volonté de puissance
qui peut faire perdre la tête, un absolu qui se substitue
au vrai Dieu : il peut devenir une idole. De bon serviteur,
il peut devenir mauvais maître : fait pour servir,
il peut asservir. La parole de Jésus est intransigeante :
Vous ne pouvez servir deux maîtres : Dieu
et largent (Lc 16,13).
LÉvangile de Luc, qui nhésite
pas à qualifier largent de trompeur
(Lc 16,9), en dénonce les pièges :
21 - Laliénation de la personne dans lavoir.
Dans la parabole du riche insensé (Lc 12, 16-21)
lhomme empile les excédents de ses récoltes
dans ses greniers et se croit tranquille pour de nombreuses
années. Mais Dieu lui dit : Insensé !
cette nuit même on te demandera ton âme, et
ce que tu as, à qui est-ce que cela ira ? (Lc
16, 20).
Cet homme a choisi lavoir, il a perdu son âme.
Il croyait posséder et il est possédé.
En effet, la satisfaction quapporte largent
est passagère et provoque à vouloir toujours
plus. Largent nétanche pas la soif daccumulation,
il lattise sans cesse davantage : il rend insatiable.
Il napporte ni la liberté ni la joie. La
tentation de lavarice est la forme la plus évidente
du sous-développement moral (Paul VI
dans Populorum progressio, n° 19).
22 - La rupture avec les autres. Telle est la leçon
de la parabole de Lazare et du riche (Lc 16, 19-31).
La faute du riche nest pas davoir acquis ses
biens injustement mais davoir laissé se creuser
une distance entre sa table abondante et un ventre creux.
Cette distance détruit la communauté humaine
et même le ciel ne pourra labolir. Cest
Abraham qui dit au riche : Entre vous et
nous a été fixé un grand abîme
(Lc 16,26).
Le grand malheur de largent transformé
en idole, cest quil sépare dautrui.
Plus on est riche, plus on risque de ne plus voir et entendre
les autres. Les biens de ce monde, qui devraient être
un signe de communication, de communion, deviennent un obstacle,
un mur. Comme le fait remarquer Abraham au riche de la parabole
qui lui demande davertir ses frères :
Même si quelquun ressuscitait des
morts, ils ne seraient pas convaincus
(Lc 16, 31).
3- La parole libératrice de lÉvangile.
Constamment, dans lÉvangile, la personne
qui accueille le message de Jésus change radicalement
dattitude face à largent. LÉvangile
rend libre. Dès lappel de Jésus, le
publicain Matthieu quitte sa profession de collecteur dimpôts
(Mt 9, 9-13). Le chef des publicains, Zachée, déclare :
Voici, Seigneur, je vais donner la moitié
de mes biens aux pauvres et si jai extorqué
quelque chose à quelquun, je lui rends le quadruple
(Lc 19, 8).
La conversion évangélique prend deux formes
principales :
31 - Le partage. La première communauté chrétienne
sest fondée, dès les débuts,
sur le partage : La multitude de ceux qui
étaient croyants navaient quun cur
et quune âme et nul ne considérait comme
sa propriété lun quelconque de ses biens :
au contraire, ils mettaient tout en commun ... Nul parmi
eux nétait indigent ... Chacun recevait une
part selon ses besoins (Ac 4, 32-35).
Le livre des Actes des Apôtres suggère aussi
que lagir chrétien peut provoquer des séismes
dans la vie économique de la société !
Ananie et sa femme Saphire apprennent à leurs dépens
quon ne triche pas avec lEsprit (Ac 5, 1-11).
Simon veut acheter la force de lEsprit avec de largent
(Ac 8, 18-24). Les orfèvres Éphèse
manifestent la perte sèche que leur occasionne la
désaffection des nouveaux chrétiens pour leurs
statuettes dArtémis (Ac 19, 23-40).
Celui qui adhère à Jésus cesse de
considérer que ce quil possède lui appartient.
Il découvre quil nen est que lintendant.
Il comprend que ses biens ont en même temps une destination
universelle en ce sens quils doivent contribuer
à ce que personne, sur la terre, ne manque du nécessaire.
Parmi les nombreux Pères de lÉglise
qui ont traité de ce sujet, Saint Basile (329-379)
interroge : Que répondras-tu au souverain
Juge, toi qui habilles les murs et nhabille pas ton
semblable ? Toi qui ornes tes chevaux et nas
pas même un regard pour ton frère dans la détresse ?
Toi qui laisses pourrir ton blé et ne nourris pas
ceux qui ont faim ? Toi qui enfouis ton or et ne viens
pas en aide à lopprimé ?...
A qui ai-je fait tort, dis-tu, en gardant ce qui est à
moi ? Mais, dis-moi, quest-ce qui est à
toi ? De qui donc las-tu reçu pour le
porter dans la vie ? Cest exactement comme si
quelquun, après avoir pris une place au théâtre,
en écartait ensuite ceux qui veulent entrer à
leur tour et prétendait regarder comme sa propriété
ce qui est pour lusage de tous. Ainsi font les riches.
Parce quils sont les premiers occupants dun
bien commun, ils sestiment le droit de se lapproprier...
(Homélie n° 6, sur la richesse).
Cette destination universelle des biens
a été fortement rappelée par le Concile
Vatican II. Dieu a destiné la terre et
tout ce quelle contient à lusage de tous
les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens
de la création doivent affluer entre les mains de
tous... (Gaudium et Spes, n° 69). La propriété
nest pas un absolu. Il y a toujours une limite au
droit de propriété : lindigence
de lautre. Aussi, poursuit le Concile Vatican II :
on est tenu daider les pauvres, et pas seulement
au moyen de notre superflu . En outre, celui
qui se trouve dans lextrême nécessité
a le droit de se procurer lindispensable à
partir des richesses dautrui (G.S.,
n° 69, 1) : dans une telle circonstance, prendre nest
pas voler.
32 - Tout quitter . Cest ce quont
fait les premiers moines et, à leur suite, François
dAssise et tant dautres qui se sont voués
à Dame Pauvreté pour suivre le Christ. Aujourdhui
encore des personnes, des instituts religieux et des communautés
diverses témoignent de lappel prophétique
de lÉvangile : Ce que tu as,
vends-le et donne-le aux pauvres et tu auras un trésor
dans le ciel (Mc 10, 21).
4- Différentes formes de solidarité aujourdhui.
Le partage existe déjà, heureusement,
sous de multiples formes. Les chrétiens savent manifester
largement leur générosité dès
que leur soutien est sollicité. Ils se laissent volontiers
convaincre de la nécessité de secourir les
personnes en situation difficile ou tragique. Ils ont contribué
à sensibiliser nos sociétés au devoir
de partager.
41 - Les impôts sont une forme de partage.
Il nest pas question ici dentrer dans le débat
sur léquité du système fiscal
auquel nous sommes soumis, ni sur les réformes à
accomplir. Mais il nous revient de rappeler que le principe
même de limpôt est un principe conforme
à lÉvangile. Rendez à
César ce qui est à César et à
Dieu ce qui est à Dieu, dit Jésus (Lc 20,
25). A qui limpôt, limpôt ;
à qui les taxes, les taxes ajoute Saint
Paul (Rm 13,7). Nos impôts contribuent pour une part
à la redistribution des richesses.
Actuellement, en France, les deux tiers des prélèvements
sont à destination sociale. Alors, faisons-le de
grand cur, car Dieu aime celui qui donne
avec joie (2 Co 9,7). Un tel regard peut nous
aider à vivre notre relation aux impôts dune
manière positive. Agir pour améliorer le système :
oui. Exiger que largent public serve lintérêt
commun, bien sûr ! Par contre, chercher par tous
les moyens à échapper à ce que nous
devons à la communauté en fonction de notre
richesse nest que malhonnêteté
et vol. Nous le savons : ce ne sont pas les plus pauvres
parmi nous qui ont le plus de moyens déchapper
à limposition ! Dieu, qui
voit dans le secret , nest pas dupe de
ces fraudes.
42 - Notre participation aux collectes de lÉglise
est une autre forme de partage, essentielle, souvent méconnue.
Combien parmi nous se considèrent tenus
en conscience de donner à lÉglise les
moyens de son apostolat (Denier de lÉglise)
par une contribution substantielle en proportion de leurs
biens ? LÉglise de France vit intégralement
de la générosité de ses fidèles
et de nombreux diocèses se trouvent, financièrement,
dans une situation très précaire. Et que dire
des Églises des pays pauvres qui ne sauraient subsister
sans la solidarité de lÉglise universelle
?
43 - Notre participation aux collectes de fonds des organisations
humanitaires et caritatives constitue également une
belle forme de partage. Elle est nécessaire. Les
besoins du monde dépassent de loin ce qui est récolté,
de manière admirable, par des bénévoles
dont la contribution, en temps et en argent, se montre exemplaire.
5- Dîme ... et plus encore
Ne serait-il pas profondément évangélique
de considérer que la somme des multiples collectes
puisse atteindre le niveau de la dîme dont il est
question dans la Bible (10 % de nos revenus)?
Nous serions encore loin de nous hisser à
la hauteur de la veuve de lÉvangile : elle
na pas donné de son superflu, mais de ce
qui lui était nécessaire pour vivre
(Lc 21, 1-4). Nous serions encore loin de répondre
aux besoins criants des 2,8 milliards dêtres
humains qui nont pas deux dollars par jour pour vivre.
Mais nous serions sur la route de lappel évangélique
au partage. Les Pères de lÉglise, au
début du christianisme, donnaient ce point de repère :
la mesure du dépouillement doit être
léchelle de linfortune de ceux qui nont
rien (cité par Pierre Debergé,
Largent dans la Bible , Nouvelle
Cité, Paris 1999, page 144).
Lorsque tu auras achevé de prendre la
dîme de tous tes revenus et que tu lauras donnée
au lévite, à létranger, à
la veuve et à lorphelin, et que layant
consommée dans tes villes, ils sen seront rassasiés,
tu diras en présence de Yahvé ton Dieu :
Jai retiré de ma maison ce qui était
consacré (Dt 26, 12-13).
Le partage ne peut se réduire à une contribution
financière. Donner de largent sans se donner
soi-même est un mensonge. Partager veut dire, dans
la mesure de ses moyens, donner de son temps, de son avoir,
de son pouvoir, de ses qualifications, des dons reçus.
Cest aussi participer à lune ou lautre
des associations de solidarité.
6- Balaie devant ta porte : et en Église,
où en est-on ?
La bonne gérance de ce que lon possède
en vue du bien commun nest
pas le privilège des personnes. Elle est le
devoir de la société et de toutes les communautés
ecclésiales. Combien de saints religieux pauvres
dans une communauté riche ? Combien de chrétiens
généreux individuellement deviennent chiches
lorsquils gèrent les finances et les biens
de la paroisse et du diocèse ?
Aujourdhui, jusquoù va le partage
entre les différentes Églises dans le monde...
entre les diocèses dans notre pays... entre les paroisses,
les communautés, les mouvements et les services dÉglise
dans notre diocèse ? La Bible ne parle pas seulement
des biens individuels. Certaines communautés chrétiennes,
certaines Églises locales ne savent comment utiliser
leur argent, voire comment le placer pendant que des dizaines
dautres nont pas les moyens de faire vivre décemment
leurs prêtres et leurs permanents pastoraux ni de
sengager dans des activités nécessaires
à lévangélisation.
Dès le début de lÉglise, Paul
organisait, dans les communautés quil avait
fondées, des collectes à lintention
de la communauté de Jérusalem qui était
dans le besoin, invitant à imiter la générosité
de Notre Seigneur Jésus-Christ qui, de
riche quil était, sest fait pauvre, pour
nous enrichir de sa pauvreté (2 Co 8,
9).
Si les chrétiens souhaitent que lÉtat
soit plus généreux envers les exclus de notre
société, envers les immigrés, envers
les pays les plus endettés, il leur est urgent de
montrer lexemple non seulement au niveau personnel,
mais aussi au plan collectif.
7- Tous responsables.
Notre réflexion sur largent et nos biens
nous rendra beaucoup plus attentifs à la dimension
sociale du Jubilé. Puisque la justice est toujours
en retard sur la vie des personnes et la survie de beaucoup,
le Jubilé nous est donné comme un temps où
la remise des dettes, la restitution de la terre
et la libération des esclaves sont vécus
comme une annonce prophétique du temps messianique,
lorsque Dieu viendra lui-même achever la création
en la renouvelant de fond en comble.
Pour vivre pleinement le Jubilé, les catholiques
peuvent-ils se désintéresser des campagnes
pour lannulation de la dette, pour un
commerce plus équitable et plus solidaire, pour une
moralisation plus sérieuse des flux financiers incontrôlés
qui gravitent tout autour de notre planète ?
Dans les débats actuels concernant le pouvoir de
largent, la bulle financière, la Bourse sur
Internet, le choix des investissements, les chrétiens
ne peuvent pas rester les bras croisés ni être
absents du débat, laissant à dautres
le soin de prendre des initiatives pour que les pauvres
ne soient ni les victimes ni les otages dun système
sans alternative ! La gestion de nos biens personnels
en fonction des exigences de lÉvangile nous
rendra plus créatifs dans notre participation à
la gestion des biens collectifs...
Dans notre société, tout sachète
et se vend et se pèse et semporte
(Péguy). Et pourtant largent nest pas
tout et ne peut pas tout.
Que de réalités capitales, dans la vie de
lhomme, que le marché et largent ne sont
pas en mesure daccorder : la joie de comprendre
et de connaître, la joie dadmirer, la joie daimer
et dêtre aimé, le respect du gratuit
et du contemplatif, de lapparemment inefficace, le
sens du partage et de la solidarité !
Quelles sont nos priorités ?
Là où est ton trésor,
là aussi est ton cur (Mt 6,21).
|