Le texte ci-joint a été rédigé
pour préciser une thématique et fournir une base de discussion
en vue d'une rencontre entre le diocèse aux armées et le mouvement
Pax Christi France. L'une et l'autre institution étant directement
concernées par la construction de la paix, mais avec des approches
très différentes, il a paru opportun d'établir un lien et
de réfléchir ensemble à ces questions essentielles - et particulièrement
à la place des armées au service de la paix.
Le contact
quasi quotidien avec des militaires du fait de ma mission
aux Armées -certes encore récente-, la découverte du travail
de nos Armées en opération extérieure sur des théâtres variés
(Balkans, Proche-Orient, Asie Centrale, Afrique) à travers
une dizaine de visites -certes bien rapides- m'ont conduit
à réfléchir et à affiner une approche du rôle propre des militaires
et de leur action.
Je voudrais
faire partager ici trois axes de réflexion à ce sujet :
1 - Violence et usage de la force
armée
Les militaires parlent volontiers de
" maîtrise " ou " d'usage maîtrisé "
de la force armée. Ce n'est pas seulement de la rhétorique,
cela correspond à un encadrement multiforme de l'usage des
armes dans les opérations militaires. Cet encadrement est
d'ordre juridique (droit international et national), réglementaire,
disciplinaire. Il s'enrichit d'une réflexion éthique sans
doute encore trop peu approfondie. Cet encadrement est extrêmement
contraignant et se traduit notamment dans des règles très
restrictives d'engagement et d'emploi des armes.
Cet effort de maîtrise de soi, et spécialement
de l'usage de la force armée, est inculqué à travers toute
la formation du militaire et contrôlée par la discipline dans
le cadre de la vie militaire.
Cet usage maîtrisé de la force armée
fait que l'action militaire ne peut être équiparée à un usage
quelconque des armes ; cela signifie que l'action militaire,
comme telle et à raison même de cet encadrement, ne tombe
pas de soi dans la violence. Au contraire, elle vient s'y
opposer et s'efforcer de la contenir ou de la réduire par
des savoir-faire et des comportements réfléchis et appropriés
(1).
Pour ne pas disqualifier par avance
cette action militaire, il faut donc bien distinguer entre
usage maîtrisé des armes et usage non maîtrisé (ou s'affranchissant
de tout ou partie des règles d'engagement). D'un côté, il
s'agit d'une action militaire où des combattants interviennent
dans un cadre structurellement défini en vue de s'opposer
à la violence ; de l'autre, il s'agit d'une action violente
(plus ou moins) qui sort du cadre de l'action principalement
militaire.
Je pense que ces distinctions mériteraient
d'être davantage prises en compte dans l'expression du discours
chrétien sur l'usage éventuel de la force armée. L'expression
" l'emploi de la violence " pour parler
d'une intervention militaire éventuelle ne me semble pas adéquate
(cf. traduction de la prise de position des évêques allemands
par rapport à l'Irak, en septembre 2002). De même, l'expression
" la violence des armes " utilisée dans
le même contexte (cf. déclaration du Conseil Permanent de
la C.E.F., du 15 octobre 2002).
On pourra vérifier, par comparaison,
que les expressions utilisées, sur le même sujet, par les
autorités gouvernementales françaises ne recourent pas au
terme de violence pour qualifier en soi une action militaire
ou pour justifier de sa légitimité en dernier recours.
De même, le § 2309 du C.E.C. (Catéchisme
de l'Église Catholique) n'utilise pas le mot " violence "
quand il considère les strictes conditions d'une légitime
défense par " la force militaire ".
La netteté de l'expression exprime
la netteté de la pensée. Si l'on véhicule, même involontairement,
cette confusion entre action militaire et action violente,
on finit par disqualifier un instrument, au lieu de contribuer
à préciser les strictes conditions de son emploi " maîtrisé ".
2 - Les conditions d'engagement
légitime des actions militaires
Quand on pense " actions
militaires ", on pense presque automatiquement d'emblée
à la guerre, c'est à dire à un certain type d'action impliquant
vraisemblablement un engagement global et des combats de haute
intensité. En fait, la réalité des engagements militaires
est très diversifiée et ne correspond pas systématiquement
à la situation de " guerre ". Si l'on
pense " guerre " on en déduira, selon
la doctrine dite de la " guerre juste ",
des conditions très strictes d'engagement. Il ne peut s'agir
que d'une solution tout à fait extrême, toutes les autres
possibilités ayant échoué (cf. C.E.C. n° 2309).
Si l'on admet que l'action militaire
peut revêtir des formes très différentes, y compris dans des
opérations coercitives, il faudra sans doute adapter nos critères
et notre manière d'aborder la question ; je pense ici
à toute la gamme des actions de dissuasion, ou encore des
actions d'interposition, voire de sécurisation(2).
En effet, on ne se situe plus alors
dans la perspective de faire intervenir la force armée, en
tout dernier recours, mais éventuellement en amont de la crise
en lien organique avec d'autres niveaux d'intervention et
à l'intérieur d'un projet politique global. C'est ce qu'évoque
très bien la déclaration déjà citée de l'épiscopat allemand
à propos de la crise irakienne : " cette intervention
militaire (éventuelle) doit faire partie d'une stratégie globale
ayant pour but l'établissement d'une paix juste ".
La force armée est un outil aux mains
du pouvoir politique qui ne prend sens qu'à l'intérieur d'un
projet politique. Si celui-ci manque ou échoue, on risque,
le cas échéant de tomber dans une confrontation majeure privée
de cadre et d'horizon, où il sera sans doute difficile à l'action
militaire de garder cette maîtrise dont nous parlions et donc
sa légitimité, et son efficacité, au service de la paix.
Le bon usage de la force armée sous
le contrôle du pouvoir politique pourrait donc bien ne pas
être un usage " en dernier recours ",
mais plutôt un usage limité (en intensité) couplé à la relance
de l'action politique et diplomatique. L'engagement légitime
de la force armée dépendrait dès lors de l'existence et de
la qualité de ce projet politique global juste, et de l'efficacité
de l'action militaire envisagée pour faciliter la mise en
ouvre de ce projet politique.
On voit, dans cette perspective, qu'une
qualité essentielle d'un corps d'armée sera son aptitude à
observer de façon précise les règles régissant et légitimant
son action, de sorte que soit pleinement conservée cette maîtrise
de la force face à la violence qu'il s'agit de combattre,
et cela même dans un contexte d'engagement fortement dégradé.
Corollairement, le pouvoir politique
qui engage la force armée doit absolument éviter d'acculer
les militaires à une situation de combat paroxystique où beaucoup
risquent de ne pas pouvoir garder cette maîtrise de et dans
leur action.
3 - Quelle place pour l'Institution
Militaire dans le discours chrétien ?
Pour beaucoup de chrétiens, peut-être,
l'action militaire est synonyme de violence, le concept de
maîtrise de la force leur étant inconnu. De même pour beaucoup
de chrétiens toute action militaire se confond-elle avec la
guerre, c'est à dire avec l'engagement le plus total.
Dès lors, pour eux, apparaît difficilement
comment les militaires peuvent être " ces sentinelles
de la paix ", selon l'expression de Jean-Paul II,
durant le jubilé des militaires à Rome. Outre une difficulté
à comprendre le discours officiel de l'Église, surgit une
difficulté plus grande encore vis-à-vis de tout engagement
chrétien dans les Armées au service de la paix.
Parallèlement à la réévaluation du
politique et à l'invitation à mieux comprendre -pour les jeunes
chrétiens notamment- l'importance de leur engagement personnel
en politique, il paraît urgent d'inviter à un regard renouvelé
des chrétiens sur l'institution militaire comme outil au service
de la paix dans des situations de crises.
En ce sens, il est important que les
mouvements et groupes particulièrement sensibles à l'action,
la prière et la réflexion en faveur de la paix, réintègrent
dans leur horizon la place des militaires et des armées dans
ce service de la paix. Il s'agit évidemment de contribuer
à mieux utiliser un outil, souvent utile, voire nécessaire
pour réduire les crises, mais encore de travailler directement,
ou indirectement, au perfectionnement des dispositifs délicats
de sa mise en ouvre(3).
*
Trois conclusions
. Si l'action militaire plonge le combattant
le plus souvent au cour de la violence, son action ne doit
pas ajouter violence à la violence, mais viser à la réduire
et à l'éteindre -cela peut impliquer de faire la part du feu-
mais nécessite surtout de bien discerner les conditions de
cette maîtrise de la force (d'abord dans la tête du soldat
avant que de l'être dans ses gestes et attitudes), pour échapper
au piège de la violence. Encore faut-il que tout citoyen en
soit lui-même persuadé pour ne pas récuser d'emblée le travail
du soldat.
. Comme toute médication puissante
sans contrôle précis, un usage inopiné de la force armée peut
se révéler tout à fait contre-performant et contre indiqué ;
une approche conceptuelle et pratique affinée est, dès lors,
nécessaire pour maîtriser cet outil et pouvoir comprendre
les bonnes conditions de sa mise en ouvre complexe, y compris
sur le plan éthique. A cet égard, les outils conceptuels,
forgés au 13ème siècle par rapport au thème de
la guerre juste, restent fondamentalement bons et utiles,
mais demandent à être prolongés et adaptés sous plusieurs
angles, notamment pour tenir compte des modes variés d'emploi
des forces aujourd'hui qui ne se réduisent pas à la " guerre ".
. Pour être plus efficaces dans notre
combat pour la paix, il est utile de ne négliger aucun des
outils adaptés. La force armée en est un, délicat dans sa
mise en ouvre, limité dans sa portée. Il n'est pas auto-suffisant,
mais souvent nécessaire dès l'apparition d'une situation de
crise. Le bon artisan de la paix ne négligera pas cet outil.
Un travail d'explication et de communication
s'impose sûrement à cet égard.
jjj
Notes :
(1) Une réflexion très approfondie
a été conduite à cet égard dans le cadre de la refondation
de l'Armée de Terre. Cette réflexion a débouché notamment
sur la publication d'un document de synthèse très largement
diffsué dans les Armées : "L'exercice du métier des armes
dans l'armée de Terre - Paris 1999". On y lit notamment
: "...l'essentiel de la déontologie du soldat... s'exprime
par la notion de "force maîtrisée" ; la force, c'est
à dire la capacité de prendre l'ascendant physique et moral,
mais maîtrisée, en référence aux valeurs fondatrices de la
communauté nationale..."-page 20-. De même, concernant
le maintien de l'ordre dans le cadre des projections intérieures,
on peut se référer au livre de présentation des règles de
formation au maintien de l'ordre mises en ouvre Centre National
d'Entraînement des Forces de Gendarmerie à St Astier - publication
du Service de Diffusion de la Gendarmerie, sous la direction
du colonel P. Durieux, Limoges, 2000-. On y lit : "en
maintien de l'ordre, l'engagement de la force doit être contrôlé
et maîtrisé, ce qui nécessite la constitution et l'emploi
d'unités professionnelles, spécialisées et entraînées. Elles
doivent symboliser la force coordonnée, sereine mais inflexible,
pour dissuader les manifestants" -p.135-. "L'objectif
de la formation, c'est de donner à tout gendarme la capacité
à maîtriser un adversaire avec l'emploi du strict niveau de
force nécessaire et en sécurité" - p.162-.
(2) Il faudrait aussi mentionner ici
la place prise par les actions civilo-militaires (A.C.M.),
un concept d'origine anglosaxonne désormais présent dans toutes
les opérations auxquelles participent des forces françaises
et qui manifeste le souci explicite de tisser des liens avec
les populations locales en les aidant dans des opérations
à caractères économique, social, etc.
(3) A cet égard, il faut mentionner
l'importance d'une réflexion éthique et spirituelle susceptible
de contribuer à affiner la formation des militaires (ou la
réception de la formation qui leur est proposée). Un "outil"
en ce domaine est à mentionner particulièrement, à savoir
la rédaction d'un code d'éthique du soldat donnant des repères
exigeants et cohérents avec le concept de militaire, "sentinelle
de la paix". Le code d'honneur du Légionnaire, plus succint
et plus ancien, participe cependant du même esprit. Citons
par exemple l'article 7 de ce code du légionnaire que tout
engagé de la Légion étrangère doit connaître par cour et s'engager
à vivre exactement : "Au combat, tu agis sans passion
et sans haine...". Ce n'est pas la haine de l'ennemi
qui est le moteur de l'action militaire, mais l'amour de la
paix (à construire).
Patrick Le Gal
évêque aux armées françaises
|