Thibaud Chalmin a 29 ans. Il est étudiant à
Paris et termine un MBA. Il a effectué un pèlerinage,
en une seule fois, vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Parti
de Paris, le 16 juillet 2001, il est arrivé à
Cap Finisterre, le 8 septembre 2001, après avoir parcouru
1 848 km.
Pages arrachées à mon journal
Traditionnellement, le pèlerinage de Compostelle se fait
à pied, de chez soi, et d'une seule traite. Tel a été
mon projet.
Palaiseau
Premier jour de marche
(25 km parcourus).
Je fais étape dans une ferme, chez les cousins d'un ami.
Pourquoi prendre le chemin de Compostelle ? Parce que, pour
mes dernières grandes vacances, je cherche quelque chose
de moins trivial qu'un tour du monde. Parce qu'il faut faire
maintenant tout ce que nous souhaitons réaliser : puisque
demain déjà, nous serons tous morts. Je me souviens
de ce film d'Andrei Tarkovski : " Stalker ". Le personnage
principal lance un écrou devant lui ; part à sa
poursuite, le ramasse et le relance à nouveau
et
ainsi jusqu'à la fin. La vie peut ressembler à
un tel parcours : on se fixe à soi-même des d'objectifs
qui sont aussi dérisoires que de lancer un écrou
devant soi : les uns se rapportent à l'avoir et nous
rassurent (logement, voiture, femmes, trucs qui ne servent à
rien) ; les autres se rapportent au paraître et nous servent
à nous sentir aimable (diplô-mes, statut social,
actions caritatives, partir à Compostelle
). Une
accumulation de petites choses qui divertissent l'existence
sans la conduire nulle part. La démarche du pèlerinage
est autre. Au bout du chemin, il y a quelque chose, et le cheminement
géographique est la métaphore d'un cheminement
intérieur. On part de là où on se trouve.
On renonce à tout ce qui est accessoire pour pouvoir
attein-dre une destination qui figure l'accomplissement de soi
: une vie dans laquelle les valeurs de l'être (l'amour,
la vérité, la liberté) l'ont emporté
sur celles de l'avoir et du paraître.
Il y a 1 800 km à parcourir entre Paris et Saint-Jacques-de-Compostelle
: je me contenterai de mettre un pied devant l'autre, et un
jour ou l'autre, je finirai bien par arriver. Je suis parti,
et maintenant, le temps joue pour moi.
Orléans
5e jour de marche
(159 km parcourus).
Je fais étape dans un ancien couvent tenu par une association
qui s'occupe d'handicapés mentaux.
Le cerveau marche avec les jambes, et je profite de la solitude
de mes journée pour penser à des problèmes
sur lesquels ma raison butte. Par exemple, la conscience de
Jésus. Comment la rencontre en Lui du fini et de l'infini
ne l'a pas rendu fou ? Peut-être que la solution est tout
simplement dans la vie de foi de tout un chacun ; puisque nous
som-mes Christ par le baptême.
Mon programme spirituel était de prier pour tous ceux
que j'ai connus au cours de ma vie. Je ne pensais pas avoir
rencontré autant de monde. En marchant, tout remonte
: des personnes croisées sur mon chemin il y des années,
et dont j'ai oublié le nom, et parfois même le
visage. Je m'en souviens pourtant parce qu'elles m'ont marqué
par un mot, une attitude, un regard, que j'ai pu reprendre à
mon compte, et qui me constituent aujourd'hui tel que je suis.
Je cheminais sans le savoir avec eux, et le pèlerinage
me l'a révélé.
Ligugé
13e jour de marche
(412 km parcourus).
Je fais halte à l'abbaye Saint-Martin.
Je fais une lessive, et je vais me confesser. J'allège
mon sac. C'est fou ce qu'on peut faire avec un bout de savon
: du shampoing, de la lessive, du dentifrice
Avec le temps,
l'essentiel se réduit à de moins en moins de choses
; mais il faut toujours se dépouiller plus encore pour
aller plus loin. J'ai une tendinite au mollet gauche, et déjà
trois épaisseurs d'ampoules sous les talons. Chaque fin
d'étape est un chemin de croix, et chaque matin est une
résurrection. Il y a des pèlerins qui s'imaginent
pouvoir obtenir des grâces par des tendinites et des ampoules.
Ils prennent vraiment Dieu pour ce qu'il n'est pas. Je crois
que la seule vertu de la souffrance acceptée est de nous
ramener à plus d'humilité, et de nous permettre
ainsi de recevoir des grâces de Dieu qui n'attendent que
nous.
Melle
15e jour de marche
(475 km parcourus).
Je fais halte au presbytère de la ville.
Le prêtre chez qui je fais halte ce soir doit célébrer
trois enterrements demain. Il me parle de la pastorale dans
son secteur. Nous évoquons l'échec des ADAP :
l'ex-avenir de l'Église. Le problème de l'Église
en province n'est pas la baisse des vocations, ni même
la baisse de la pratique religieuse (proportionnellement plus
importante encore que celle-ci) ; mais la désertification
des campagnes. Et si les prêtres ne sont pas jeunes :
les fidèles le sont encore moins. Les hommes se détournent
du transcendant dès qu'ils arrivent à satisfaire
leurs besoins primaires. Dieu est habitué à cette
ingratitude, et l'Église n'est pas là pour faire
du chiffre. Ce soir, une fois encore, je dormirai dans une chapelle,
en présence du Saint-Sacrement. Je ne veillerai pas une
heure avec Lui ; mais demain, moi aussi je monterai au Golgotha
; à moins que je ne cours en même temps vers le
tombeau vide.
Retjons
24e jour de marche
(809 km parcourus).
Je fais étape à l'auberge des pèlerins.
Je rencontre un Allemand septuagénaire : Lothar. Il avait
toujours rêvé de faire le pèlerinage ; mais
en raison d'une maladie cardiaque, il n'avait jamais osé
se mettre en route.
Aujourd'hui, il estime que cela a plus de sens de mourir sur
le chemin, plutôt que dans son lit après une grosse
choucroute. Il a raison ! Il me demande de prier pour lui quand
j'arriverai à Compostelle, et nous nous donnons rendez-vous
dans l'éternité. C'est plus sûr.
Sarria
44e jour de marche
(1 637 km parcourus).
Je fais étape à l'auberge des pèlerins.
Je rencontre Mario. Il est jardinier [
]. Il a eu dernièrement
beaucoup de problèmes dans sa vie (divorce, perte d'emploi,
etc.). Il était allé habiter chez son frère.
Celui-ci lui avait parlé du pèlerinage. Son frère
est mort d'une mort violente, le mois dernier. Il a donc décidé
de prendre la route de Compostelle pour essayer de comprendre.
Sa conversion est spectaculaire : il dévore la Bible
et assiste à tous les offices qu'il peut. Il se pose
beaucoup de questions : il me demande pourquoi Dieu a-t-il rappelé
son frère qui était pourtant si bon et si pieux
; il me demande pourquoi il y a plusieurs évangiles,
et pourquoi les chrétiens sont divisés ; il me
demande pourquoi nous ne sommes pas parfaits, alors que Christ
est mort et ressuscité pour nous sauver. Je ne réponds
pas (qui le pourrait ?) ; mais je lui dis ce que je crois. J'apprécie
la fraîcheur de sa foi, et à ce moment, je ne suis
sûr que d'une chose : nous sommes sur le bon chemin.
Santiago
47e jour de marche
(1 753 km parcourus).
Je fais halte au petit séminaire.
Il semblerait que le pèlerinage soit terminé.
À mes côtés, Mario, le compagnon des derniers
jours, pleure. Moi, je ne ressens au-cune émotion, et
je me demande ce que je fais là. Je pensais arriver dans
une ville mystique, et me voici dans une cité de marchands.
Je pensais que le sanctuaire était consacré au
premier apôtre qui donna sa vie pour le Christ, et la
statuaire ne représente qu'un matamore médiéval.
Bref, je pensais arriver à Santiago, et je me retrouve
à Lour-des. Je pensais rencontrer saint Jacques, et me
voilà avec Jeanne d'Arc.
Dès demain, je repars. J'irai jusqu'à la mer,
au Cap Finisterre. Un Italien, croisé à Punte-la-Reina,
me l'avait dit : " Santiago, c'est la mort, et Finisterre,
c'est la vie ".
Cap
Finisterre
50e jour de marche
(1848 km parcourus)
Au bout du chemin, il y a un phare qui brille dans la nuit ;
en contre-bas, une plage. J'y brûle mes vêtements
de pèlerin (les habits du vieil homme), et je vais me
baigner dans la mer. La mer de tous les commencements : celle-là
même par laquelle saint Jacques est venu évangéliser
le continent ; et que par laquelle ses fils dans la foi sont
allés évangéliser le nouveau monde.
Mon pèlerinage entre Paris et le cap Finisterre a
duré cinquante jours : les six jours plus un de la
création, les quarante jours au désert du Christ,
et les trois jours entre sa mort et sa résurrection.
Cinquante jours pour une pentecôte.
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