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D’un siècle à l’autre, l’Eglise catholique en France,
relations avec l’Etat, présence dans la société

Contribution de Monsieur Guy COQ

6 novembre 2003




 
Des événements significatifs
Les impasses de la société des individus
Quelques pistes à travailler
 
 

Sens des transformations de la société


Toute société élabore des relations avec elle-même qui s’expriment dans des représentations. Ce besoin d’images collectives de soi existe également dans cette société que l’on qualifie étrangement de société d’individus, même si l’on a pu y observer un certain défaut de représentation. Depuis plusieurs années, prolifèrent également les images qui disent le pluriel : société pluriculturelle, pluri-ethnique, etc. Mais alors, une question nous revient toujours : si une société n’est faite que de pluralités, où se représente son unité, nécessaire pour qu’elle soit une société ? La société dite pluriculturelle n’existerait plus, par excès d’éclatement, si en complément de la diversité culturelle qui est en elle il n’y avait pas un ensemble d’éléments culturels communs. Quoi qu’il en soit, notre réflexion aura à tenir compte d’une certaine crise de la représentation de soi.

De plus, des indices divers font penser qu’une certaine évolution s’est arrêtée. On pressent que dans le rapport de la société à elle-même, cet arrêt est plutôt un point d’inflexion, un point de rebroussement ; ils sont difficiles à dater. Cependant, bien des observateurs les détectent au cours des années 70 . En matière de mœurs, J.-C. Guillebaud nous montre par exemple que le mouvement dit de libération sexuelle culminant en mai 68, a fait place à un mouvement quasi inverse : « La question nouvellement posée tient en peu de mots : le retour de l’interdit dans une société qui croyait étourdiment s’en être affranchie. L’interdit, c’est-à-dire l’idée même de limite, de régulation consentie, de normes minimales acceptées par le plus grand nombre. »

Ayant à réfléchir sur l’évolution de la société, une dernière remarque préalable s’impose à nous. Le XXe siècle s’est déjà terminé, du côté de l’année 1989, avec la chute du mur de Berlin et quelques autres changements, qui ont fait soudain surgir une grande distance entre nous et tout ce qui a caractérisé le XXe siècle. Les basculements d’époques se moquent des chiffres ronds avec lesquels on fait rêver les foules. Le grand cirque préparé en vue de l’an 2000 est peut-être là pour dissimuler que nous sommes déjà dans un siècle inconnu où tous les repères du précédent vacillent.

- I - Des événements significatifs


Les questions que nous explorons peuvent être abordées de plusieurs manières. L’une d’elle consiste à examiner des événements récents significatifs. Il y en a deux qui viennent à l’esprit : Jean-Paul II avec les JMJ et le Mondial. Certes, il faut se garder de rechercher systématiquement des analogies entre ces deux événements. Leurs différences ne retirent rien à leur capacité d’être de bons analyseurs de la société française.

Il est difficile de vraiment séparer les deux derniers voyages de Jean-Paul II en France. Le premier ouvre une voie, et ceci de manière inattendue. Grâce à l’action intelligente et lucide de plusieurs évêques français, ce voyage qui s’annonçait comme commémoration accusatrice d’un prétendu baptême de la France, ou comme une admonestation à la fille aînée indigne de l’Eglise, aura été le congé définitif donné à ces formules. Du coup, il laisse le souvenir d’une Eglise en France confortée dans son adhésion à la démocratie, à la laïcité, à la République. Il est aussi un remarquable analyseur de l’incapacité de la société à commémorer, ce qui revient à dire qu’elle ne parvient pas à construire sa mémoire. Commémorer , c’est revisiter un événement, le réévaluer, construire une mémoire d’aujourd’hui. On a vu aussi le malaise de cette société par rapport à sa mémoire chrétienne. Cependant, le voyage aura apporté l’appui du Pape à une Eglise enracinée dans une société sécularisée.

Le second voyage rencontrait quand même des handicaps, au départ : la crainte d’une réédition des campagnes ultra-laïques, le handicap vis-à-vis des jeunes d’un pape identifié par les médias en « père la morale », le handicap d’une Eglise de France, trop frileuse, enkylosée (de vieillesse ?) et apeurée à l’idée d’un moment de grande visibilité. Ici encore, dès le début du voyage, tout se déplace, les anticipations révèlent leur fausseté. Les temps forts du voyage sont centrés sur le spirituel et le social. La morale s’éclipse devant l’élan spirituel. Le Pape vieilli parvient à s’effacer devant l’immensité du message qui le porte. Il se fait grand médiateur d’un autre. Vis-à-vis des jeunes, il joue sur la figure grand parentale plutôt que parentale, et révèle ainsi une attente de la jeunesse.

On craignait l’écrasement médiatique, or on voit le média vraiment médiatiser l’indicible et, du coup, l’Eglise, en sa cathédrale provisoire, crée un immense appel d’air spirituel : il circule comme un désir profond de valeurs qui fassent vivre. Bien des gens sont de fait interpellés dans leurs raisons de vivre. La cathédrale éphémère de Longchamp est à la mesure de la grandeur d’une célébration immense, la qualité du silence priant étonne ; la tonalité pacifique et fraternelle suscite l’admiration. Partis avec un a priori critique, les médias basculent, ouvrent les micros à la foule des jeunes anonymes. Le rassemblement n’a rien d’un Woodstock de la foi ni d’une cathopride.

Il y a eu événement, ce qui est le sens profond de la foi. La préparation a mobilisé beaucoup de gens. La réalisation aussi. Personne ne peut mesurer l’impact spirituel de l’événement. Cela dépasse les moyens de détection du plus doué des sociologues. L’événement est important parce que, finalement, il est profondément traditionnel dans l’Eglise. On oublie trop dans les commentaires l’importance des pèlerinages et d’événements de foules dans le catholicisme. L’événement visible, le choc du grand rassemblement, ce sont des éléments majeurs dans la vie de l’Eglise. On mesure mal l’impact d’un grand pèlerinage, parce que l’ampleur des suites ne se mesure pas à la croissance immédiate des pratiques du dimanche.

Ce fut un moment de grande bousculade pour une Eglise qui avait perdu confiance en elle-même. Les JMJ continuent un travail en profondeur.

Faut-il dire que le Mondial aura été pour la France ce que les JMJ furent pour l’Eglise ? Le point commun est dans l’ampleur du choc. Pour le reste, les événements sont très différents. Le Mondial aura été pour la France un grand moment d’unanimité sociale. Il est difficile, pour une société de toujours vivre dans l’éparpillement, la disjonction, l’éclatement. Autour de l’équipe du Mondial, on voit une société symboliquement réunifiée. Même les secteurs marginalisés se retrouvent dans cet unifiant symbolique. Et celui-ci a pour contenu la nation, non une nation belliqueuse, mais pacifiée, un symbole non ethnique, fière de ses différences dès lors qu’elles trouvent à se rassembler dans une unité symbolique.

Du coup on assiste à la fin de la déprime nationale. La confiance revient vers les représentants suprêmes de l’Etat. Tout se passe comme si s’atténuaient soudain certains traits pénibles du Français standard : l’état de guerre avec soi même, le culte de l’autodévalorisation de soi. Le sociologue y perd son latin. Dans un très beau texte paru en première page du journal Ouest-France, Alain Touraine redécouvre les vertus de la nation, prenant ainsi une position qui contredit les thèses de son dernier livre Pourrons-nous vivre ensemble ? Lisons-le dans Ouest-France : « Le mois de juillet, centré autour de la finale de la Coupe du monde de football et de la Fête nationale, nous a fait sentir à tous que nous étions Français. Nous ne savions plus très bien ce que ce mot voulait dire : nous ne pouvions plus parler de la nation sans faire apparaître le spectre du nationalisme. Nous avions pris l’habitude de vivre au milieu de tee-shirts marqués d’inscriptions américaines et parfois même du drapeau des Etats-Unis [...] L’idée nationale n’appartenait-elle pas au passé ? Sous une forme ou une autre, brutale ou savante, nous nous sommes souvent laissés tomber dans cette perte d’identité, comme si elle allait de soi, était inévitable, agréable même et d’ailleurs commune à tous les peuples... »
Certes, l’auteur de ces lignes, qui fut souvent critiqué avec mépris par les meilleurs tourainiens, ne se reconnaît pas dans le « nous » de ce texte. Il aimerait que l’auteur dise « je » et reconnaisse ainsi la triste bévue d’une partie de la classe intellectuelle et des chantres de l’individu-roi.

- II – Les impasses de la société des individus

Depuis l’effacement de la domination idéologique du marxisme et la fin de l’ère des théories triomphantes, dans la seconde moitié du XXe siècle, un grand manque devient perceptible : le trop peu de théorie de la société. Voyez comment la sociologie a évolué vers la monographie, vers l’essai, voire le roman.
Le resurgissement de Pierre Bourdieu est très symptomatique. L’âge d’or de son influence intellectuelle couvre les années 60 et 70. Curieusement, on oublie aujourd’hui d’analyser ce moment étonnant où, autour de mai 68, les analyses de Bourdieu eurent leur temps d’hégémonie. Mais, aujourd’hui, la vague Bourdieu ne correspond pas à une influence en retour de l’œuvre elle même. On dirait que dans le grand vide de la pensée sur la société et sa transformation, Pierre Bourdieu est un symbole rassurant. Devant cette société opaque, presque impensable, il est porté par un grand désir de travail théorique. Certes, c’est le moment où l’essentiel de son travail théorique est devenu inopérant. Mais, en même temps, Bourdieu a probablement lui-même désiré occuper la place laissée vacante par Sartre. Il y a un phantasme qui circule depuis la disparition du philosophe. Qui pourrait prendre sa place ? Mais il n’y a pas de place à prendre. Sartre était devenu à travers les tribulations historiques une institution à lui tout seul. La place, c’était Sartre lui-même, figure analogue à Hugo ou à Zola.

Cependant, Bourdieu a donné tous les signes du grand intellectuel engagé. Il a su depuis quelques années, avec ce nouveau départ que fut la « Misère du monde », se positionner comme le soutien de toutes les luttes sociales identifiées comme radicales. Du coup, il a manifesté quelque chose comme une ressemblance avec Sartre, et en même temps, grand intellectuel et grand militant, il a construit l’image d’un messager possible des conditions théoriques et pratiques d’un passage à l’autre société, de la mise en œuvre de la radicale transformation.


1. C’est bien du côté d’un modeste travail dans la théorie que je vous propose d’avancer, après cette concession à l’actualité. J’oserai vous présenter un petit outillage théorique dont je tire moi-même quelques lumières.

Parlons donc de ce qui compose une société. Je ne sais pas construire une représentation synthétique de la société. Cependant, on peut distinguer plusieurs instances relativement autonomes grâce auxquelles la société se structure. Et disons-le d’emblée, aucune de ces instances n’est ultime, aucune n’a un rôle de détermination unilatérale par rapport aux autres. Quelles sont ces instances, c’est-à-dire ces lieux où quelque chose de décisif pour le social se détermine ? L’économique, le culturel, le politique, l’éthique et l’ordre de la loi, le symbolique (où se rencontrent l’éthique, le religieux, l’ordre du sens). C’est un découpage très grossier. Mais il a l’avantage de susciter quelques remarques utiles à approfondir.

La première consiste précisément à insister sur la nécessité de ne pas chosifier ce découpage. Chaque instance est de plus en elle-même un ensemble complexe. Cependant, marquer sa différence par rapport aux autres permet déjà un certain travail de réflexion.

La seconde remarque sera de proposer de définir le lien social comme se construisant à travers chacune des instances. On refusera donc de dire que le lien social serait essentiellement économique ou politique. Il existe à chaque instance et, du coup, il y a entre les aspects du lien social construit à chaque instance le même rapport qu’entre les diverses instances.

Et ceci appelle la troisième remarque : les diverses instances sont entre elles dans une relation de dépendance réciproque, c’est-à-dire en interdépendance. Aucune n’est réductible à une autre. Il n’y a pas de dernière instance, pas d’infrastructure : toutes les instances sont structurelles. Les relations entre elles sont à représenter dans un cercle dans lequel l’ordre des relations peut changer. Seule cette disposition des instances dans un cercle permet d’éviter que l’une soit au sommet, une autre à la base.

Autre remarque : il n’y a pas de synthèse globale. De plus, on se situe toujours dans l’une des instances quand on veut appréhender les autres ; il n’y a pas de point de vue fixe, hors des instances et d’où la société pourrait être saisie en totale extériorité. Il n’y a pas un point de vue extérieur aux instances et d’où la totalité sociale pourrait être connue synthétiquement.

Ce petit récit des instances peut avoir aussi une vertu de mise en ordre dans l’analyse. Ainsi, quant aux deux événements qui nous ont servi de point de départ, on voit bien comment ils se situent du côté du sens, du symbolique. Tout d’abord du point de vue individuel : car la foi est un événement personnel qui ne dépend pas de la société globale. Et en second lieu du point de vue collectif : car le Mondial réactive la conscience d’un besoin de représentation symbolique de la société. Le mot France est alors décisif.


2. En contrepoint de ces réflexions qui se situent du point de vue d’une certaine globalité de la réalité sociale, on peut évoquer le développement de la culture démocratique et ses impasses.

La démocratie voit émerger en son sein l’individu. Il ne suffit pas ici de repérer l’individualisme et de la condamner moralement. Cet individu que rend possible la démocratie est un certain type humain. Il est indispensable de repérer ce qui le caractérise. Alors que dans beaucoup de sociétés traditionnelles, on a l’ordre suivant : en priorité la société, et l’individu se déterminera en fonction de la première place donnée à la collectivité. En démocratie, c’est l’ordre inverse qui tend à s’imposer : l’individu est posé en premier, et la société doit se définir, se délimiter, si elle le peut, en fonction de l’individu . Et celui-ci s’attribue spontanément le droit de tout décider par lui-même pour lui-même. Il ressent un malaise quand il se découvre inséré dans des appartenances non choisies par lui, dans lesquelles il est né, ou encore qui se sont construites sans qu’il ait pu en décider. Il acceptera peut-être la filiation, mais la famille devrait être choisie par lui. Et il accepte avec difficulté les caractères contingents de sa société. Faut-il parler du malaise dans l’appartenance nationale ? Il veut bien de l’Etat, parce qu’il peut être providence, il ne veut pas de la communauté nationale, sans laquelle pourtant l’Etat apparaît arbitraire. Cet individu voudrait se créer lui-même, comme décision d’une liberté absolue, il voit spontanément en autrui une limite à sa liberté. Il ne supporte ni autorité, ni tradition. Quant à la société, elle lui doit tout, elle est toujours en dette à son égard, et lui-même ne doit rien en échange. Il comprend la question des droits, mais le devoir n’est qu’une contrainte illégitime. A la limite, il passerait directement de l’individu isolé à la mondialité, illusionné quant à la nécessité des médiations. A côté de l’absolue liberté il développe l’exigence de l’égalité jusqu’à ne plus supporter les différences.

Bien entendu, tout ce qui vient d’être développé n’est jamais complètement réalisé, mais subsiste à l’état de tendance, de revendication, de pression sur la société. Par rapport à cet excès possible de l’individu au mépris même des conditions de survie d’une société, les sociétés d’aujourd’hui et de demain rencontrent un redoutable défi. Car ce qui les mine de l’intérieur provient de la démocratie elle-même.

On peut brièvement suggérer ici deux pistes de réflexion : n’y a-t-il pas à réinstaurer une légitimité du tout social face à l’individu, et dans son intérêt même, bien compris ? A cet égard, la dérive des fondements du droit vers une référence exclusive aux droits de l’homme individuel provoque une certaine inquiétude. Les instances politiques disposent des moyens de réagir, encore faudrait-il qu’elles en aient la volonté. Or celle-ci est problématique, comme volonté politique, dans une culture dominée par le type de l’individu démocratique.

Une autre possibilité de réaliser un contrepoids à la dérive dissolvante de la société, qui entraîne l’individu démocratique, tient à l’enjeu des valeurs collectives ou communes. Mais les instances démocratiques de pouvoir sont assez peu capables d’assumer cette quête de valeurs communes. Celles-ci n’ont pas à être imposées aux citoyens, mais les institutions ne doivent pas se réfugier dans une attitude de neutralité par rapport aux valeurs, ce qui serait une perversion de la laïcité.

3. Une des formes les plus visibles de l’impasse de la société des individus s’exprime par la crise du lien social. On est passé sans le voir d’une société forte, dont la cohésion n’était pas menacée, pas même, au contraire, par les luttes de classes et les conflits internes, à une société faible, menacée d’implosion, d’éclatement, du milieu de laquelle le lien social devient étrangement problématique. Dans cette société, ce que l’on sait le mieux exprimer, c’est le pluriel. Elle est qualifiée de pluriculturelle, et l’instance culturelle est en effet présentée comme le lieu du pluriel, jamais comme le lieu d’une possible unité. Mais qui ne voit que si dans une société la notion de culture ne fonctionne plus qu’au pluriel, l’unité même du social devient impensable, non représentable. Dans ces discours sur la société plurielle, s’exprime l’oubli que l’instance culturelle est double, traversée qu’elle est par une bipolarité : elle est, d’un côté, travaillée par un mouvement de différenciation, qui touche aussi bien des individus que des groupes ; de l’autre côté, elle est travaillée par un mouvement d’unification, d’homogénéisation. Car si la culture n’était pas capable de cette construction de collectivité, de repères communs, même l’idée de pluralité culturelle n’aurait aucun sens ; elle suppose en effet une pluralité de groupes identifiables par des différences culturelles. Si divers groupes peuvent construire leur identité collective à travers des caractères culturels communs, dans une même société, il faut bien que cette société aussi, comme totalité, soit capable de construire des repères culturels communs capables de faire contrepoids au pluralisme des cultures. Car poussé au bout de sa logique, celui-ci conduit à l’éclatement de la société.

Le lien social est cet ensemble de relations relativement durables, qui s’instaure entre les individus, aux différentes instances sociales qui ont été présentées plus haut. Le lien social se construit donc de manière pluridimensionnelle. Si le statut de travailleur, de salarié est essentiel, réalisant pour beaucoup le lien social dans l’économie, il ne doit pas se subordonner tous les autres aspects du lien social. A travers les diverses instances, diverses formes d’appartenance et d’identités collectives se construisent. Or, il est impossible de penser le lien social sans le rapporter à des appartenances et à des identités collectives.

Au fond, à ce moment où la crise durable du travail remet en cause un lien social presque exclusivement déterminé par le travail, il serait bon d’explorer les possibilités offertes par la pluridimensionnalité du lien social.

Il y a une autre manière d’appauvrir le lien social qui est de l’identifier à la citoyenneté. Or, celle-ci ne reprend pas tout le contenu du lien social. Elle prend en compte ce qui du lien social est susceptible de concerner la sphère du politique.

Rappelons ici que la citoyenneté s’enracine toujours dans des appartenances et des identités collectives, et qu’elle peut se représenter selon plusieurs niveaux. Imaginons ceux-ci comme une série de cercles concentriques . Le plus petit concerne l’appartenance à un quartier, à une ville, c’est le niveau local. La citoyenneté politique peut déjà s’exercer à ce niveau, mais la société dépasse la ville, et celle-ci est en interdépendance avec d’autres niveaux géographiques. Un deuxième cercle, concentrique au premier, concernera la région ou l’appartenance à des mouvements ou associations notamment culturels ou sociaux. Un troisième cercle concentrique désigne le niveau de l’Etat. C’est le cercle de la communauté politique historique. Car on ne conçoit pas que l’Etat puisse se justifier en dehors d’une tradition historique vivante et de cet étrange sujet collectif qu’est la nation moderne, liée en France à la République. Au delà de ce cercle on peut situer celui de l’Europe : c’est pour l’instant un objet politique mal identifié qui n’est ni un super Etat, ni un empire. Les contours de cet objet sont difficiles à cerner, dans la mesure où il est en phase d’extension rapide. Il est devenu une sorte d’utopie sur laquelle est projetée la solution de problèmes qu’on estime ne pas pouvoir traiter dans le cadre national. La plus grande illusion serait de croire que dans ce monde où les Etats demeurent des instances politiques et historiques fortes, les vieux Etats d’Europe pourraient s’éclipser en douceur. On voit très bien une certaine forme d’Europe capable d’imposer insidieusement aux peuples ce que les Etats soumis aux risques de la démocratie n’osent pas demander. Globalement, on pourrait émettre une inquiétude : ce cercle de l’Europe, trop soumis aux passions collectives ou catégorielles, souffre aujourd’hui d’un déficit de la pensée.

Au delà, on peut évoquer le cercle d’une citoyenneté mondiale, l’international, l’universel, bref le niveau de l’appartenance à l’humanité.

Sans pouvoir développer ici toutes les réflexions que peut susciter ce schéma des cercles de la citoyenneté, on conclura cependant par quelques remarques. Il serait illusoire de penser qu’on puisse isoler tous ces cercles les uns des autres. Une citoyenneté uniquement locale est aussi illusoire que la définition d’une citoyenneté mondiale faisant l’impasse sur les cercles plus petits de la citoyenneté. La citoyenneté non mutilée consiste à articuler les différents cercles, à jouer sur leur interdépendance très réelle, à savoir exprimer en pratique combien chacun d’eux peut et doit servir de médiateur pour les autres, et combien il a besoin pour prendre tout son sens d’être lui-même médiatisé par les autres.


4. On aura compris, à partir de ces réflexions, que notre souci est de dégager le sens de la société globale, sans perdre le sol du local, sans aveuglement sur la mondialité. Pour diverses raisons, je préfère ce mot à celui de mondialisation, trop accaparé par les stratégies des multinationales ennemies des sociétés et des Etats. Mais ici paraît une nouvelle impasse de la société des individus : la difficulté d’une représentation symbolique du tout social. J’ai signalé plus haut quel avait été l’aveuglement de la sociologie contemporaine sur cette question, aveuglement rendu possible par son mépris de l’histoire et de la philosophie.


5. J’en viens vite à cette impasse qu’est la crise des organisations qui sévit dans cette société des individus. J’ai développé ailleurs une réflexion sur le devenir de la culture de l’engagement au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. De Mounier à Sartre, en passant par l’Action catholique et la culture communiste, cette culture de l’engagement ne manqua pas de grandeur, elle eut aussi ses zones d’ombre, faut-il y insister ? Ce qui se cherche aujourd’hui, notamment à travers des initiatives d’action qui prolongent la radicalité des cultures d’extrême gauche, c’est probablement une nouvelle culture de l’engagement, dans un univers où l’utopie de la société radicalement autre, définitivement bonne, aura été un faire-valoir de dérives totalitaires, un ferment d’inhumanité. A l’heure où l’on se plaint de la perte des effectifs dans les organisations, on devrait être attentif à la montée des réseaux divers, grands et petits, à travers lesquels se négocient les appartenances multiples et qui manifestent éventuellement des capacités d’action assez nouvelles. L’attention devrait se porter également sur la manière dont se produisent des explosions sociales, sur des objectifs parfois difficiles à identifier. La tradition du refus global de la société comme elle va ne s’est pas éteinte avec la mort du communisme historique et des idéaux révolutionnaires du XXe siècle. Certes, on a vu ce fait nouveau d’une extrême droite capable en France de capter les révoltes contre le système établi. Fort heureusement, la posture du refus global n’a pas disparu dans la culture de gauche, la capacité de resurgissement de l’extrême gauche, n’est pas morte. A partir de certaines explosions sociales, plus ou moins amples, on voit se recomposer des sujets collectifs d’action sociale, plus ou moins durables.

6. En même temps, les impasses signalées plus haut au niveau du brouillage de l’unité de la société, l’éclatement de la culture de l’engagement, conduisent à l’émergence d’un réel danger : la recomposition possible des identités collectives sur une base communautariste. Le communautarisme est une menace de régression et d’éclatement pour la société moderne. Il se caractérise par l’abandon de la pluralité des appartenances et des identités collectives. Une seule appartenance, une seule identité, en viennent à remplacer, à évincer toutes les autres. On voit alors se composer une identité collective forte où se mêlent dans la plus grande confusion les dimensions religieuses, politiques, ethniques.

- III – Quelques pistes à travailler

Des pistes de réflexion ont été déjà signalées dans les analyses qui précédent. On soulignera ici plus particulièrement quatre directions :

1. Dans la société fragile, il est nécessaire de retravailler la symbolique de l’unité du social. L’essor de l’esprit démocratique, en absolutisant l’individu, mène à une société sans corps, à une désincorporation du social. L’instance du politique est alors survalorisée, mais l’effacement de la société comme tout conduit rapidement à une dévitalisation du politique. Celui-ci est alors exclusivement tourné vers la « gestion », et, pour celle-ci, une technocratie compétente apparaîtra vite plus performante que des représentants élus qui n’ont plus grand chose à représenter. Si l’on pense que l’Etat moderne est dans une économie mondialisée l’ultime pôle de défense des sociétés, on ne pourra pas se passer de redonner vie à l’idée de République, même si elle n’est pas capable de réaliser ici et maintenant tout ce qu’elle promet. De même, l’Etat perdra toute légitimité s’il ne trouve plus à s’enraciner dans la légitimité collective de la nation, cette forme de subjectivité commune, qui inscrit une société dans l’histoire.

2. Précisément, contre l’inconscience d’une Europe de la richesse collective réciproquement garantie, et qui voudrait l’oublier, il importe de renouer avec une réflexion sur le sens de l’histoire. Rien ne fut plus illusoire, à la fin des années quatre-vingts, que cette annonce puissamment médiatisée, par les peuples riches, d’une fin de l’histoire. Aucune société ne peut s’isoler au point d’échapper aux tribulations, aux menaces, aux hasards de l’histoire humaine. Aucune société, aucune civilisation, ne sont immortelles. Leur engagement historique n’est jamais qu’un effort pour reculer le triomphe sur elles de la mort.

Dans les démocraties elles-mêmes tout est toujours à recommencer parce que toujours interviennent de nouvelles menaces, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Personne ne peut affirmer qu’il y aura encore une seule démocratie au monde dans vingt ans. Il faut refuser le pessimisme, parce que cette catastrophe n’est pas fatale ; l’action politique peut l’empêcher. Il faut refuser l’optimisme parce que la survie des démocraties n’a rien de nécessaire et d’assuré.

Par delà le pessimisme et l’optimisme, on peut construire une espérance collective qui seule fournira le courage d’agir. Cette espérance peut être ancrée sur ce que j’appellerai l’utopie négative . Je ne sais pas ce que peut être la société parfaite, mais j’ai dans ma mémoire historique des exemples de ce que peut être le pire pour une société. Cela compose une utopie négative, c’est-à-dire une représentation de ce qu’il faut éviter, en sachant que les germes de la barbarie subsistent, sommeillent en chaque être humain.

3. Sur la base des réflexions développées plus haut, on peut travailler à une meilleure compréhension du sens de la citoyenneté et de la nouvelle culture de l’engagement dont la citoyenneté a besoin.

Rappelons brièvement quelques traits de cette nouvelle culture de l’engagement à inventer. Elle devrait développer la conscience que dans une société démocratique, plus que dans une autre, le citoyen est responsable, puisque la légitimité des instances politiques collectives vient de leur droit à se réclamer de l’appui des peuples. Cette culture devrait aussi explorer le sens de l’utopie négative, revaloriser le sens de l’action politique en refusant la déduction : puisqu’il y a des hommes politiques corrompus, c’est donc que la politique est détestable et mauvaise. Il est urgent de refuser ces sirènes médiatiques où le manipulateur est toujours celui qui a intérêt à ce que le citoyen, mis à part l’indispensable bulletin de vote, se replie et s’enferme dans les limites protégées de sa vie privée. Rien n’est plus pernicieux pour la liberté et la démocratie que l’abandon des partis politiques aux professionnels de la carrière. Le parti politique est nécessaire à la vie démocratique, et il n’est vivant que s’il est plein de citoyens qui ne seront jamais des professionnels de la politique. Cette culture du citoyen engagé appelle aussi une réflexion sur l’histoire dans laquelle nous sommes embarqués, celle d’une planète dont on comprend mieux aujourd’hui comment les hommes pourraient la faire mourir. Enfin cette culture devrait reposer sur la capacité de distinguer et d’articuler divers niveaux de l’action individuelle et collective : l’éthique, la politique, le niveau technique, etc.

4. En conclusion je voudrais mentionner quelle importance ces réflexions peuvent attacher à l’éducation. Après de grandes négligences, on en revient à la conscience que l’éducation est l’avenir de la démocratie. Et si l’école a une grande responsabilité dans la construction d’une nouvelle culture de l’engagement, elle n’est pas la seule. En plus de la famille, il faut évoquer ce tiers lieu de l’éducation, qui n’est ni la famille ni l’école, qui s’exprime en des associations et des mouvements au sein desquels les jeunes devraient pouvoir apprendre, très progressivement, à décider de leurs engagements collectifs. Mais développer ce point, montrer les grandes carences éducatives qui subsistent, voilà qui demanderait le temps d’une autre conférence.