Sens des
transformations de la société
Toute société élabore des relations
avec elle-même qui s’expriment dans des représentations.
Ce besoin d’images collectives de soi existe également
dans cette société que l’on qualifie étrangement
de société d’individus, même si
l’on a pu y observer un certain défaut de représentation.
Depuis plusieurs années, prolifèrent également
les images qui disent le pluriel : société pluriculturelle,
pluri-ethnique, etc. Mais alors, une question nous revient
toujours : si une société n’est faite
que de pluralités, où se représente
son unité, nécessaire pour qu’elle soit
une société ? La société dite
pluriculturelle n’existerait plus, par excès
d’éclatement, si en complément de la
diversité culturelle qui est en elle il n’y
avait pas un ensemble d’éléments culturels
communs. Quoi qu’il en soit, notre réflexion
aura à tenir compte d’une certaine crise de
la représentation de soi.
De plus, des indices divers font penser qu’une certaine évolution
s’est arrêtée. On pressent que dans le
rapport de la société à elle-même,
cet arrêt est plutôt un point d’inflexion,
un point de rebroussement ; ils sont difficiles à dater.
Cependant, bien des observateurs les détectent au
cours des années 70 . En matière de mœurs,
J.-C. Guillebaud nous montre par exemple que le mouvement
dit de libération sexuelle culminant en mai 68, a
fait place à un mouvement quasi inverse : « La
question nouvellement posée tient en peu de mots :
le retour de l’interdit dans une société qui
croyait étourdiment s’en être affranchie.
L’interdit, c’est-à-dire l’idée
même de limite, de régulation consentie, de
normes minimales acceptées par le plus grand nombre. »
Ayant à réfléchir sur l’évolution
de la société, une dernière remarque
préalable s’impose à nous. Le XXe siècle
s’est déjà terminé, du côté de
l’année 1989, avec la chute du mur de Berlin
et quelques autres changements, qui ont fait soudain surgir
une grande distance entre nous et tout ce qui a caractérisé le
XXe siècle. Les basculements d’époques
se moquent des chiffres ronds avec lesquels on fait rêver
les foules. Le grand cirque préparé en vue
de l’an 2000 est peut-être là pour dissimuler
que nous sommes déjà dans un siècle
inconnu où tous les repères du précédent
vacillent.
- I - Des événements
significatifs
Les questions que nous explorons peuvent être abordées
de plusieurs manières. L’une d’elle consiste à examiner
des événements récents significatifs.
Il y en a deux qui viennent à l’esprit : Jean-Paul
II avec les JMJ et le Mondial. Certes, il faut se garder
de rechercher systématiquement des analogies entre
ces deux événements. Leurs différences
ne retirent rien à leur capacité d’être
de bons analyseurs de la société française.
Il est difficile de vraiment séparer les deux derniers
voyages de Jean-Paul II en France. Le premier ouvre une voie,
et ceci de manière inattendue. Grâce à l’action
intelligente et lucide de plusieurs évêques
français, ce voyage qui s’annonçait comme
commémoration accusatrice d’un prétendu
baptême de la France, ou comme une admonestation à la
fille aînée indigne de l’Eglise, aura été le
congé définitif donné à ces formules.
Du coup, il laisse le souvenir d’une Eglise en France
confortée dans son adhésion à la démocratie, à la
laïcité, à la République. Il est
aussi un remarquable analyseur de l’incapacité de
la société à commémorer, ce qui
revient à dire qu’elle ne parvient pas à construire
sa mémoire. Commémorer , c’est revisiter
un événement, le réévaluer, construire
une mémoire d’aujourd’hui. On a vu aussi
le malaise de cette société par rapport à sa
mémoire chrétienne. Cependant, le voyage aura
apporté l’appui du Pape à une Eglise
enracinée dans une société sécularisée.
Le second voyage rencontrait quand même des handicaps,
au départ : la crainte d’une réédition
des campagnes ultra-laïques, le handicap vis-à-vis
des jeunes d’un pape identifié par les médias
en « père la morale », le handicap d’une
Eglise de France, trop frileuse, enkylosée (de vieillesse
?) et apeurée à l’idée d’un
moment de grande visibilité. Ici encore, dès
le début du voyage, tout se déplace, les anticipations
révèlent leur fausseté. Les temps forts
du voyage sont centrés sur le spirituel et le social.
La morale s’éclipse devant l’élan
spirituel. Le Pape vieilli parvient à s’effacer
devant l’immensité du message qui le porte.
Il se fait grand médiateur d’un autre. Vis-à-vis
des jeunes, il joue sur la figure grand parentale plutôt
que parentale, et révèle ainsi une attente
de la jeunesse.
On craignait l’écrasement médiatique,
or on voit le média vraiment médiatiser l’indicible
et, du coup, l’Eglise, en sa cathédrale provisoire,
crée un immense appel d’air spirituel : il circule
comme un désir profond de valeurs qui fassent vivre.
Bien des gens sont de fait interpellés dans leurs
raisons de vivre. La cathédrale éphémère
de Longchamp est à la mesure de la grandeur d’une
célébration immense, la qualité du silence
priant étonne ; la tonalité pacifique et fraternelle
suscite l’admiration. Partis avec un a priori critique,
les médias basculent, ouvrent les micros à la
foule des jeunes anonymes. Le rassemblement n’a rien
d’un Woodstock de la foi ni d’une cathopride.
Il y a eu événement, ce qui est le sens profond
de la foi. La préparation a mobilisé beaucoup
de gens. La réalisation aussi. Personne ne peut mesurer
l’impact spirituel de l’événement.
Cela dépasse les moyens de détection du plus
doué des sociologues. L’événement
est important parce que, finalement, il est profondément
traditionnel dans l’Eglise. On oublie trop dans les
commentaires l’importance des pèlerinages et
d’événements de foules dans le catholicisme.
L’événement visible, le choc du grand
rassemblement, ce sont des éléments majeurs
dans la vie de l’Eglise. On mesure mal l’impact
d’un grand pèlerinage, parce que l’ampleur
des suites ne se mesure pas à la croissance immédiate
des pratiques du dimanche.
Ce fut un moment de grande bousculade pour une Eglise qui
avait perdu confiance en elle-même. Les JMJ continuent
un travail en profondeur.
Faut-il dire que le Mondial aura été pour
la France ce que les JMJ furent pour l’Eglise ? Le
point commun est dans l’ampleur du choc. Pour le reste,
les événements sont très différents.
Le Mondial aura été pour la France un grand
moment d’unanimité sociale. Il est difficile,
pour une société de toujours vivre dans l’éparpillement,
la disjonction, l’éclatement. Autour de l’équipe
du Mondial, on voit une société symboliquement
réunifiée. Même les secteurs marginalisés
se retrouvent dans cet unifiant symbolique. Et celui-ci a
pour contenu la nation, non une nation belliqueuse, mais
pacifiée, un symbole non ethnique, fière de
ses différences dès lors qu’elles trouvent à se
rassembler dans une unité symbolique.
Du coup on assiste à la fin de la déprime
nationale. La confiance revient vers les représentants
suprêmes de l’Etat. Tout se passe comme si s’atténuaient
soudain certains traits pénibles du Français
standard : l’état de guerre avec soi même,
le culte de l’autodévalorisation de soi. Le
sociologue y perd son latin. Dans un très beau texte
paru en première page du journal Ouest-France, Alain
Touraine redécouvre les vertus de la nation, prenant
ainsi une position qui contredit les thèses de son
dernier livre Pourrons-nous vivre ensemble ? Lisons-le dans
Ouest-France : « Le mois de juillet, centré autour
de la finale de la Coupe du monde de football et de la Fête
nationale, nous a fait sentir à tous que nous étions
Français. Nous ne savions plus très bien ce
que ce mot voulait dire : nous ne pouvions plus parler de
la nation sans faire apparaître le spectre du nationalisme.
Nous avions pris l’habitude de vivre au milieu de tee-shirts
marqués d’inscriptions américaines et
parfois même du drapeau des Etats-Unis [...] L’idée
nationale n’appartenait-elle pas au passé ?
Sous une forme ou une autre, brutale ou savante, nous nous
sommes souvent laissés tomber dans cette perte d’identité,
comme si elle allait de soi, était inévitable,
agréable même et d’ailleurs commune à tous
les peuples... »
Certes, l’auteur de ces lignes, qui fut souvent critiqué avec
mépris par les meilleurs tourainiens, ne se reconnaît
pas dans le « nous » de ce texte. Il aimerait
que l’auteur dise « je » et reconnaisse
ainsi la triste bévue d’une partie de la classe
intellectuelle et des chantres de l’individu-roi.
- II – Les impasses de la
société des
individus
Depuis l’effacement de la domination idéologique
du marxisme et la fin de l’ère des théories
triomphantes, dans la seconde moitié du XXe siècle,
un grand manque devient perceptible : le trop peu de théorie
de la société. Voyez comment la sociologie
a évolué vers la monographie, vers l’essai,
voire le roman.
Le resurgissement de Pierre Bourdieu est très symptomatique.
L’âge d’or de son influence intellectuelle
couvre les années 60 et 70. Curieusement, on oublie
aujourd’hui d’analyser ce moment étonnant
où, autour de mai 68, les analyses de Bourdieu eurent
leur temps d’hégémonie. Mais, aujourd’hui,
la vague Bourdieu ne correspond pas à une influence
en retour de l’œuvre elle même. On dirait
que dans le grand vide de la pensée sur la société et
sa transformation, Pierre Bourdieu est un symbole rassurant.
Devant cette société opaque, presque impensable,
il est porté par un grand désir de travail
théorique. Certes, c’est le moment où l’essentiel
de son travail théorique est devenu inopérant.
Mais, en même temps, Bourdieu a probablement lui-même
désiré occuper la place laissée vacante
par Sartre. Il y a un phantasme qui circule depuis la disparition
du philosophe. Qui pourrait prendre sa place ? Mais il n’y
a pas de place à prendre. Sartre était devenu à travers
les tribulations historiques une institution à lui
tout seul. La place, c’était Sartre lui-même,
figure analogue à Hugo ou à Zola.
Cependant, Bourdieu a donné tous les signes du grand
intellectuel engagé. Il a su depuis quelques années,
avec ce nouveau départ que fut la « Misère
du monde », se positionner comme le soutien de toutes
les luttes sociales identifiées comme radicales. Du
coup, il a manifesté quelque chose comme une ressemblance
avec Sartre, et en même temps, grand intellectuel et
grand militant, il a construit l’image d’un messager
possible des conditions théoriques et pratiques d’un
passage à l’autre société, de
la mise en œuvre de la radicale transformation.
1. C’est bien du côté d’un modeste
travail dans la théorie que je vous propose d’avancer,
après cette concession à l’actualité.
J’oserai vous présenter un petit outillage théorique
dont je tire moi-même quelques lumières.
Parlons donc de ce qui compose une société.
Je ne sais pas construire une représentation synthétique
de la société. Cependant, on peut distinguer
plusieurs instances relativement autonomes grâce auxquelles
la société se structure. Et disons-le d’emblée,
aucune de ces instances n’est ultime, aucune n’a
un rôle de détermination unilatérale
par rapport aux autres. Quelles sont ces instances, c’est-à-dire
ces lieux où quelque chose de décisif pour
le social se détermine ? L’économique,
le culturel, le politique, l’éthique et l’ordre
de la loi, le symbolique (où se rencontrent l’éthique,
le religieux, l’ordre du sens). C’est un découpage
très grossier. Mais il a l’avantage de susciter
quelques remarques utiles à approfondir.
La première consiste précisément à insister
sur la nécessité de ne pas chosifier ce découpage.
Chaque instance est de plus en elle-même un ensemble
complexe. Cependant, marquer sa différence par rapport
aux autres permet déjà un certain travail de
réflexion.
La seconde remarque sera de proposer de définir le
lien social comme se construisant à travers chacune
des instances. On refusera donc de dire que le lien social
serait essentiellement économique ou politique. Il
existe à chaque instance et, du coup, il y a entre
les aspects du lien social construit à chaque instance
le même rapport qu’entre les diverses instances.
Et ceci appelle la troisième remarque : les diverses
instances sont entre elles dans une relation de dépendance
réciproque, c’est-à-dire en interdépendance.
Aucune n’est réductible à une autre.
Il n’y a pas de dernière instance, pas d’infrastructure
: toutes les instances sont structurelles. Les relations
entre elles sont à représenter dans un cercle
dans lequel l’ordre des relations peut changer. Seule
cette disposition des instances dans un cercle permet d’éviter
que l’une soit au sommet, une autre à la base.
Autre remarque : il n’y a pas de synthèse globale.
De plus, on se situe toujours dans l’une des instances
quand on veut appréhender les autres ; il n’y
a pas de point de vue fixe, hors des instances et d’où la
société pourrait être saisie en totale
extériorité. Il n’y a pas un point de
vue extérieur aux instances et d’où la
totalité sociale pourrait être connue synthétiquement.
Ce petit récit des instances peut avoir aussi une
vertu de mise en ordre dans l’analyse. Ainsi, quant
aux deux événements qui nous ont servi de point
de départ, on voit bien comment ils se situent du
côté du sens, du symbolique. Tout d’abord
du point de vue individuel : car la foi est un événement
personnel qui ne dépend pas de la société globale.
Et en second lieu du point de vue collectif : car le Mondial
réactive la conscience d’un besoin de représentation
symbolique de la société. Le mot France est
alors décisif.
2. En contrepoint de ces réflexions qui se situent
du point de vue d’une certaine globalité de
la réalité sociale, on peut évoquer
le développement de la culture démocratique
et ses impasses.
La démocratie voit émerger en son sein l’individu.
Il ne suffit pas ici de repérer l’individualisme
et de la condamner moralement. Cet individu que rend possible
la démocratie est un certain type humain. Il est indispensable
de repérer ce qui le caractérise. Alors que
dans beaucoup de sociétés traditionnelles,
on a l’ordre suivant : en priorité la société,
et l’individu se déterminera en fonction de
la première place donnée à la collectivité.
En démocratie, c’est l’ordre inverse qui
tend à s’imposer : l’individu est posé en
premier, et la société doit se définir,
se délimiter, si elle le peut, en fonction de l’individu
. Et celui-ci s’attribue spontanément le droit
de tout décider par lui-même pour lui-même.
Il ressent un malaise quand il se découvre inséré dans
des appartenances non choisies par lui, dans lesquelles il
est né, ou encore qui se sont construites sans qu’il
ait pu en décider. Il acceptera peut-être la
filiation, mais la famille devrait être choisie par
lui. Et il accepte avec difficulté les caractères
contingents de sa société. Faut-il parler du
malaise dans l’appartenance nationale ? Il veut bien
de l’Etat, parce qu’il peut être providence,
il ne veut pas de la communauté nationale, sans laquelle
pourtant l’Etat apparaît arbitraire. Cet individu
voudrait se créer lui-même, comme décision
d’une liberté absolue, il voit spontanément
en autrui une limite à sa liberté. Il ne supporte
ni autorité, ni tradition. Quant à la société,
elle lui doit tout, elle est toujours en dette à son égard,
et lui-même ne doit rien en échange. Il comprend
la question des droits, mais le devoir n’est qu’une
contrainte illégitime. A la limite, il passerait directement
de l’individu isolé à la mondialité,
illusionné quant à la nécessité des
médiations. A côté de l’absolue
liberté il développe l’exigence de l’égalité jusqu’à ne
plus supporter les différences.
Bien entendu, tout ce qui vient d’être développé n’est
jamais complètement réalisé, mais subsiste à l’état
de tendance, de revendication, de pression sur la société.
Par rapport à cet excès possible de l’individu
au mépris même des conditions de survie d’une
société, les sociétés d’aujourd’hui
et de demain rencontrent un redoutable défi. Car ce
qui les mine de l’intérieur provient de la démocratie
elle-même.
On peut brièvement suggérer ici deux pistes
de réflexion : n’y a-t-il pas à réinstaurer
une légitimité du tout social face à l’individu,
et dans son intérêt même, bien compris
? A cet égard, la dérive des fondements du
droit vers une référence exclusive aux droits
de l’homme individuel provoque une certaine inquiétude.
Les instances politiques disposent des moyens de réagir,
encore faudrait-il qu’elles en aient la volonté.
Or celle-ci est problématique, comme volonté politique,
dans une culture dominée par le type de l’individu
démocratique.
Une autre possibilité de réaliser un contrepoids à la
dérive dissolvante de la société, qui
entraîne l’individu démocratique, tient à l’enjeu
des valeurs collectives ou communes. Mais les instances démocratiques
de pouvoir sont assez peu capables d’assumer cette
quête de valeurs communes. Celles-ci n’ont pas à être
imposées aux citoyens, mais les institutions ne doivent
pas se réfugier dans une attitude de neutralité par
rapport aux valeurs, ce qui serait une perversion de la laïcité.
3. Une des formes les plus visibles de l’impasse de
la société des individus s’exprime par
la crise du lien social. On est passé sans le voir
d’une société forte, dont la cohésion
n’était pas menacée, pas même,
au contraire, par les luttes de classes et les conflits internes, à une
société faible, menacée d’implosion,
d’éclatement, du milieu de laquelle le lien
social devient étrangement problématique. Dans
cette société, ce que l’on sait le mieux
exprimer, c’est le pluriel. Elle est qualifiée
de pluriculturelle, et l’instance culturelle est en
effet présentée comme le lieu du pluriel, jamais
comme le lieu d’une possible unité. Mais qui
ne voit que si dans une société la notion de
culture ne fonctionne plus qu’au pluriel, l’unité même
du social devient impensable, non représentable. Dans
ces discours sur la société plurielle, s’exprime
l’oubli que l’instance culturelle est double,
traversée qu’elle est par une bipolarité :
elle est, d’un côté, travaillée
par un mouvement de différenciation, qui touche aussi
bien des individus que des groupes ; de l’autre côté,
elle est travaillée par un mouvement d’unification,
d’homogénéisation. Car si la culture
n’était pas capable de cette construction de
collectivité, de repères communs, même
l’idée de pluralité culturelle n’aurait
aucun sens ; elle suppose en effet une pluralité de
groupes identifiables par des différences culturelles.
Si divers groupes peuvent construire leur identité collective à travers
des caractères culturels communs, dans une même
société, il faut bien que cette société aussi,
comme totalité, soit capable de construire des repères
culturels communs capables de faire contrepoids au pluralisme
des cultures. Car poussé au bout de sa logique, celui-ci
conduit à l’éclatement de la société.
Le lien social est cet ensemble de relations relativement
durables, qui s’instaure entre les individus, aux différentes
instances sociales qui ont été présentées
plus haut. Le lien social se construit donc de manière
pluridimensionnelle. Si le statut de travailleur, de salarié est
essentiel, réalisant pour beaucoup le lien social
dans l’économie, il ne doit pas se subordonner
tous les autres aspects du lien social. A travers les diverses
instances, diverses formes d’appartenance et d’identités
collectives se construisent. Or, il est impossible de penser
le lien social sans le rapporter à des appartenances
et à des identités collectives.
Au fond, à ce moment où la crise durable du
travail remet en cause un lien social presque exclusivement
déterminé par le travail, il serait bon d’explorer
les possibilités offertes par la pluridimensionnalité du
lien social.
Il y a une autre manière d’appauvrir le lien
social qui est de l’identifier à la citoyenneté.
Or, celle-ci ne reprend pas tout le contenu du lien social.
Elle prend en compte ce qui du lien social est susceptible
de concerner la sphère du politique.
Rappelons ici que la citoyenneté s’enracine
toujours dans des appartenances et des identités collectives,
et qu’elle peut se représenter selon plusieurs
niveaux. Imaginons ceux-ci comme une série de cercles
concentriques . Le plus petit concerne l’appartenance à un
quartier, à une ville, c’est le niveau local.
La citoyenneté politique peut déjà s’exercer à ce
niveau, mais la société dépasse la ville,
et celle-ci est en interdépendance avec d’autres
niveaux géographiques. Un deuxième cercle,
concentrique au premier, concernera la région ou l’appartenance à des
mouvements ou associations notamment culturels ou sociaux.
Un troisième cercle concentrique désigne le
niveau de l’Etat. C’est le cercle de la communauté politique
historique. Car on ne conçoit pas que l’Etat
puisse se justifier en dehors d’une tradition historique
vivante et de cet étrange sujet collectif qu’est
la nation moderne, liée en France à la République.
Au delà de ce cercle on peut situer celui de l’Europe
: c’est pour l’instant un objet politique mal
identifié qui n’est ni un super Etat, ni un
empire. Les contours de cet objet sont difficiles à cerner,
dans la mesure où il est en phase d’extension
rapide. Il est devenu une sorte d’utopie sur laquelle
est projetée la solution de problèmes qu’on
estime ne pas pouvoir traiter dans le cadre national. La
plus grande illusion serait de croire que dans ce monde où les
Etats demeurent des instances politiques et historiques fortes,
les vieux Etats d’Europe pourraient s’éclipser
en douceur. On voit très bien une certaine forme d’Europe
capable d’imposer insidieusement aux peuples ce que
les Etats soumis aux risques de la démocratie n’osent
pas demander. Globalement, on pourrait émettre une
inquiétude : ce cercle de l’Europe, trop soumis
aux passions collectives ou catégorielles, souffre
aujourd’hui d’un déficit de la pensée.
Au delà, on peut évoquer le cercle d’une
citoyenneté mondiale, l’international, l’universel,
bref le niveau de l’appartenance à l’humanité.
Sans pouvoir développer ici toutes les réflexions
que peut susciter ce schéma des cercles de la citoyenneté,
on conclura cependant par quelques remarques. Il serait illusoire
de penser qu’on puisse isoler tous ces cercles les
uns des autres. Une citoyenneté uniquement locale
est aussi illusoire que la définition d’une
citoyenneté mondiale faisant l’impasse sur les
cercles plus petits de la citoyenneté. La citoyenneté non
mutilée consiste à articuler les différents
cercles, à jouer sur leur interdépendance très
réelle, à savoir exprimer en pratique combien
chacun d’eux peut et doit servir de médiateur
pour les autres, et combien il a besoin pour prendre tout
son sens d’être lui-même médiatisé par
les autres.
4. On aura compris, à partir de ces réflexions,
que notre souci est de dégager le sens de la société globale,
sans perdre le sol du local, sans aveuglement sur la mondialité.
Pour diverses raisons, je préfère ce mot à celui
de mondialisation, trop accaparé par les stratégies
des multinationales ennemies des sociétés et
des Etats. Mais ici paraît une nouvelle impasse de
la société des individus : la difficulté d’une
représentation symbolique du tout social. J’ai
signalé plus haut quel avait été l’aveuglement
de la sociologie contemporaine sur cette question, aveuglement
rendu possible par son mépris de l’histoire
et de la philosophie.
5. J’en viens vite à cette impasse qu’est
la crise des organisations qui sévit dans cette société des
individus. J’ai développé ailleurs une
réflexion sur le devenir de la culture de l’engagement
au cours de la deuxième moitié du XXe siècle.
De Mounier à Sartre, en passant par l’Action
catholique et la culture communiste, cette culture de l’engagement
ne manqua pas de grandeur, elle eut aussi ses zones d’ombre,
faut-il y insister ? Ce qui se cherche aujourd’hui,
notamment à travers des initiatives d’action
qui prolongent la radicalité des cultures d’extrême
gauche, c’est probablement une nouvelle culture de
l’engagement, dans un univers où l’utopie
de la société radicalement autre, définitivement
bonne, aura été un faire-valoir de dérives
totalitaires, un ferment d’inhumanité. A l’heure
où l’on se plaint de la perte des effectifs
dans les organisations, on devrait être attentif à la
montée des réseaux divers, grands et petits, à travers
lesquels se négocient les appartenances multiples
et qui manifestent éventuellement des capacités
d’action assez nouvelles. L’attention devrait
se porter également sur la manière dont se
produisent des explosions sociales, sur des objectifs parfois
difficiles à identifier. La tradition du refus global
de la société comme elle va ne s’est
pas éteinte avec la mort du communisme historique
et des idéaux révolutionnaires du XXe siècle.
Certes, on a vu ce fait nouveau d’une extrême
droite capable en France de capter les révoltes contre
le système établi. Fort heureusement, la posture
du refus global n’a pas disparu dans la culture de
gauche, la capacité de resurgissement de l’extrême
gauche, n’est pas morte. A partir de certaines explosions
sociales, plus ou moins amples, on voit se recomposer des
sujets collectifs d’action sociale, plus ou moins durables.
6. En même temps, les impasses signalées plus
haut au niveau du brouillage de l’unité de la
société, l’éclatement de la culture
de l’engagement, conduisent à l’émergence
d’un réel danger : la recomposition possible
des identités collectives sur une base communautariste.
Le communautarisme est une menace de régression et
d’éclatement pour la société moderne.
Il se caractérise par l’abandon de la pluralité des
appartenances et des identités collectives. Une seule
appartenance, une seule identité, en viennent à remplacer, à évincer
toutes les autres. On voit alors se composer une identité collective
forte où se mêlent dans la plus grande confusion
les dimensions religieuses, politiques, ethniques.
- III – Quelques pistes à travailler
Des pistes de réflexion ont été déjà signalées
dans les analyses qui précédent. On soulignera
ici plus particulièrement quatre directions :
1. Dans la société fragile, il est nécessaire
de retravailler la symbolique de l’unité du
social. L’essor de l’esprit démocratique,
en absolutisant l’individu, mène à une
société sans corps, à une désincorporation
du social. L’instance du politique est alors survalorisée,
mais l’effacement de la société comme
tout conduit rapidement à une dévitalisation
du politique. Celui-ci est alors exclusivement tourné vers
la « gestion », et, pour celle-ci, une technocratie
compétente apparaîtra vite plus performante
que des représentants élus qui n’ont
plus grand chose à représenter. Si l’on
pense que l’Etat moderne est dans une économie
mondialisée l’ultime pôle de défense
des sociétés, on ne pourra pas se passer de
redonner vie à l’idée de République,
même si elle n’est pas capable de réaliser
ici et maintenant tout ce qu’elle promet. De même,
l’Etat perdra toute légitimité s’il
ne trouve plus à s’enraciner dans la légitimité collective
de la nation, cette forme de subjectivité commune,
qui inscrit une société dans l’histoire.
2. Précisément, contre l’inconscience
d’une Europe de la richesse collective réciproquement
garantie, et qui voudrait l’oublier, il importe de
renouer avec une réflexion sur le sens de l’histoire.
Rien ne fut plus illusoire, à la fin des années
quatre-vingts, que cette annonce puissamment médiatisée,
par les peuples riches, d’une fin de l’histoire.
Aucune société ne peut s’isoler au point
d’échapper aux tribulations, aux menaces, aux
hasards de l’histoire humaine. Aucune société,
aucune civilisation, ne sont immortelles. Leur engagement
historique n’est jamais qu’un effort pour reculer
le triomphe sur elles de la mort.
Dans les démocraties elles-mêmes tout est toujours à recommencer
parce que toujours interviennent de nouvelles menaces, à la
fois de l’intérieur et de l’extérieur.
Personne ne peut affirmer qu’il y aura encore une seule
démocratie au monde dans vingt ans. Il faut refuser
le pessimisme, parce que cette catastrophe n’est pas
fatale ; l’action politique peut l’empêcher.
Il faut refuser l’optimisme parce que la survie des
démocraties n’a rien de nécessaire et
d’assuré.
Par delà le pessimisme et l’optimisme, on peut
construire une espérance collective qui seule fournira
le courage d’agir. Cette espérance peut être
ancrée sur ce que j’appellerai l’utopie
négative . Je ne sais pas ce que peut être la
société parfaite, mais j’ai dans ma mémoire
historique des exemples de ce que peut être le pire
pour une société. Cela compose une utopie négative,
c’est-à-dire une représentation de ce
qu’il faut éviter, en sachant que les germes
de la barbarie subsistent, sommeillent en chaque être
humain.
3. Sur la base des réflexions développées
plus haut, on peut travailler à une meilleure compréhension
du sens de la citoyenneté et de la nouvelle culture
de l’engagement dont la citoyenneté a besoin.
Rappelons brièvement quelques traits de cette nouvelle
culture de l’engagement à inventer. Elle devrait
développer la conscience que dans une société démocratique,
plus que dans une autre, le citoyen est responsable, puisque
la légitimité des instances politiques collectives
vient de leur droit à se réclamer de l’appui
des peuples. Cette culture devrait aussi explorer le sens
de l’utopie négative, revaloriser le sens de
l’action politique en refusant la déduction
: puisqu’il y a des hommes politiques corrompus, c’est
donc que la politique est détestable et mauvaise.
Il est urgent de refuser ces sirènes médiatiques
où le manipulateur est toujours celui qui a intérêt à ce
que le citoyen, mis à part l’indispensable bulletin
de vote, se replie et s’enferme dans les limites protégées
de sa vie privée. Rien n’est plus pernicieux
pour la liberté et la démocratie que l’abandon
des partis politiques aux professionnels de la carrière.
Le parti politique est nécessaire à la vie
démocratique, et il n’est vivant que s’il
est plein de citoyens qui ne seront jamais des professionnels
de la politique. Cette culture du citoyen engagé appelle
aussi une réflexion sur l’histoire dans laquelle
nous sommes embarqués, celle d’une planète
dont on comprend mieux aujourd’hui comment les hommes
pourraient la faire mourir. Enfin cette culture devrait reposer
sur la capacité de distinguer et d’articuler
divers niveaux de l’action individuelle et collective
: l’éthique, la politique, le niveau technique,
etc.
4. En conclusion je voudrais
mentionner quelle importance ces réflexions peuvent
attacher à l’éducation.
Après de grandes négligences, on en revient à la
conscience que l’éducation est l’avenir
de la démocratie. Et si l’école a une
grande responsabilité dans la construction d’une
nouvelle culture de l’engagement, elle n’est
pas la seule. En plus de la famille, il faut évoquer
ce tiers lieu de l’éducation, qui n’est
ni la famille ni l’école, qui s’exprime
en des associations et des mouvements au sein desquels les
jeunes devraient pouvoir apprendre, très progressivement, à décider
de leurs engagements collectifs. Mais développer ce
point, montrer les grandes carences éducatives qui
subsistent, voilà qui demanderait le temps d’une
autre conférence.
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