La vie monastique en France, dans la diversité de ses
formes, présente une singulière unité
: les congrégations masculines et féminines
sont unanimes pour suivre un mode de vie pleinement contemplatif,
sans œuvres autres que l’accueil, qui est traditionnel
en cette vocation. Il semble que nul autre pays au monde ne
présente un tel accord pratique, qui n’est d’ailleurs
pas programmé, dans l’estime de la vie retirée,
à l’écart du monde, dans une recherche
incessante de Dieu, tant à la prière qu’au
travail. On trouve certes en d’autres pays ou continents
des monastères purement contemplatifs, mais la plupart,
bénédictins ou cisterciens, ont aussi la charge
de paroisses ou de collèges, voire de séminaires.
Nous ne parlons ici que des abbayes ou prieurés qui
suivent la Règle de saint Benoît, parce que nous
les connaissons mieux, mais ce qui suit vaut pour les monastères
des carmélites, des clarisses, des dominicaines ou
des visitandines, etc.
Au début du XXe siècle, plusieurs monastères
de France avaient à leur charge quelques paroisses
: après accord avec les évêques, ils ont
pu laisser au diocèse la plupart d’entre elles,
sauf parfois celle sur laquelle se trouve le monastère,
comme c’est le cas à Solesmes ou à Saint-Benoît-sur-Loire,
par exemple. Qui plus est, on trouvait jadis dans un bon nombre
d’abbayes des alumnats ou collèges internes où
étaient admis des jeunes adolescents pour y faire une
partie de leurs études, liées à une formation
humaine et spirituelle qui conduisait souvent au choix de
la vie monastique : la Pierre-qui-Vire, Tournay et les abbayes
de la province française de Subiaco, mais aussi, à
titre d’exemple, l’Abbaye des Neiges chez les
cisterciens, et même à certains moments l’Abbaye
de Kergonan. Tous les monastères ont abandonné
cette activité éducative sans s’être
donné le mot : on comprend qu’une des raisons
en a été la spécialisation des études
avec les compétences exigées des professeurs.
Il ne s’agit aucunement de déprécier
les activités apostoliques, éducatives et missionnaires
des moines au long des siècles, comme les ont illustrées
des saints tels Augustin de Cantorbéry, Wilfrid ou
Boniface, qui ont été des évangélisateurs
de l’Europe. Saint Benoît lui-même dans
sa Règle organise l’éducation des jeunes
oblats (ils étaient déjà moines en fait)
et saint Grégoire le Grand dans ses Dialogues raconte
comment, au Mont-Cassin, Benoît faisait la catéchèse
aux gens du pays. Les congrégations bénédictines
qui prennent en charge des responsabilités de paroisses
ou de formation sont donc fidèles à un charisme
fécond à travers les âges et qu’il
convient de continuer à honorer. Le moine devenu évêque
qui signe ces lignes entre à son tour dans cet héritage,
où l’on vérifie que la prière est
l’âme de tout apostolat.
Ne peut manquer de frapper cependant cette "grâce
française contemplative" que notre pays rend accessible
à tous. Notre histoire est marquée par les moines
; notre patrimoine comporte des chef-d’œuvres habités
(au moins partiellement pour les temps et les lieux) comme
Saint-Benoît-sur-Loire, le Thoronet et le Mont-Saint-Michel,
ou vides de moines comme Noirlac ou Fontevraud. Les uns et
les autres exercent une profonde fascination sur les visiteurs
en quête de repères qui, par le sensible, atteignent
le spirituel : ils perçoivent en ces lieux une âme
où la leur se retrouve. Les témoignages sont
nombreux des personnes passées dans les monastères
pour une simple visite, pour un office ou pour un séjour,
qui en restent marquées. Les hôtelleries sont
régulièrement fréquentées par
toutes sortes de gens : les jeunes y viennent nombreux, seuls
ou en groupe, mais aussi les pauvres et les routards ; elles
remplissent à ce titre un rôle évangélisateur
apprécié dans les Églises locales.
La vie monastique est une forme de vie chrétienne
radicale, où Dieu prend toute la place au cœur
d’une vie communautaire centrée sur ce que saint
Benoît appelle "l’Œuvre de Dieu",
entendez la liturgie où se rencontrent Dieu et son
Peuple pour célébrer leur Alliance. Les offices
jalonnent la journée, entrecoupés de temps de
travail et de relations fraternelles. Sans être des
gens "polarisés", les moines veulent simplement
vivre à plein leur baptême dans une adhésion
d’amour vivante et simple à Dieu Père,
Fils et Saint-Esprit, qu’ils chantent à la fin
de chaque psaume. Le mot "moine" évoque moins
la solitude qu’il ne marque l’unicité :
monos en grec signifie « seul », mais surtout
dans le sens d’une recherche unique et unifiante, selon
cette parole du psaume 85 : "Unifie mon cœur pour
qu’il craigne ton nom" (v. 11).
Cette unité intérieure s’exprimait à
l’origine par la récitation non stop du Psautier,
qui reste encore la substance de la liturgie des Heures :
elle burinait l’âme et la sensibilité des
psalmodiants. Elle se nourrissait et continue de se nourrir
de la lectio divina, cette lecture tranquille et priante des
Saintes Écritures qui, elle aussi, façonne le
cœur en l’accordant à Dieu. L’attraction
de la vie monastique et son rayonnement tiennent à
ce témoignage de vies qui s’unifient ensemble
autour du mystère de Dieu chanté (que ce soit
en grégorien, en français ou autrement), célébré,
traduit dans le comportement quotidien des relations communautaires.
Une des toutes premières formes de la vie consacrée
dans l’histoire, la vie monastique, en sa forme contemplative
en France, est un signe privilégié du sens de
notre vie en ce monde : signification et direction ; elle
constitue un appel, un rappel, un signal des réalités
qui, à la fois, nous transcendent et nous habitent,
rencontre du fini et de l’infini que rend possible et
proche le mystère du Dieu fait homme, pour que l’homme
vive de la vie divine des Trois qui sont Un. "Venez et
voyez !", disent les moines et les monastères
à nos contem-porains qu’ils invitent à
entrer avec eux dans le repos de Dieu (Ps 61, 2.6 ; 94, 11)
par "le repos laborieux du cloître".
|
|