Lettre d'information

L’art de l’Hymne

les mains avec respect, main gauche posée sur main droite, comme pour former un trône royal, et avoir autant de fois répondu « Amen » à qui me donnait à manger le corps du Christ ; mais un jour, cet Amen routinier germe en moi, s’enracine et devient :

« Ne goûter qu’au seul corps qui ait le goût du pain, Ne boire qu’à la coupe où l’on boit le seul sang, Se greffer au seul cœur que la lance ait blessé. »

Ainsi peut naître l’hymne, quand se dépose quelque part en moi une semence verbale. J’accueille, je cueille, je recueille. Je ramasse, j’amasse. Je pose ensemble (je compose ?) les mots, tout comme des coquillages, des pierres, des bouts de bois ou des racines. En redescendant de l’oliveraie, l’autre soir, j’ai rencontré deux morceaux de genévrier dont j’ai su tout de suite qu’ils deviendraient un jour une image du Christ en croix et du serpent d’airain, comme une traduction de : « Ils contempleront celui qu’ils ont transpercé ». Quelque part, ils attendent. Ainsi, les mots que je découvre et que je mets en réserve, en attente, dans le silence.

Oui, ainsi de l’hymne. Quelque chose m’est arrivé, qui m’a surpris. Qui m’a invité au détour, comme un buisson qui brûlerait sans faire de cendres. Par là, Dieu m’est advenu. Ou bien par là, je suis allé vers lui. J’ai crié, de douleur ou de joie, de honte ou de bonheur. Un cri d’abord sans voix. Peut-être un rugissement. Ensuite, il me faudra écrire le cri.

Et pourquoi l’écrire ? D’abord pour rien, pour personne, pour moi. Pour garder en moi le souvenir de ce qui me faisait crier. J’écris pour chercher le sens de ce qui m’est arrivé. Me dire, si possible, dans quel sens je suis mis en mouvement, ému ; à quel endroit j’ai été touché, blessé. Il y a une cicatrice. Toute écriture est une cicatrice, le souvenir d’une blessure, sa trace. À la fois pouvoir nommer cela, le saisir en lui donnant une forme, et puis m’en dessaisir en le projetant hors de moi, hors de ma portée, hors de mes prises : que je puisse donner ce qui m’a été donné.

J’écris aussi pour retrouver, et c’est parfois bien plus tard, celui qui est venu à moi à travers ce qui me faisait crier. Car il s’agit de traduire une rencontre. Je la traduis avec des mots. Mieux : je me traduis. Je traduis aussi l’autre de cette rencontre. Je nous traduis en poésie, comme on traduit en justice. Parce que je crois moi aussi (c’est une belle formule des éditeurs du Livre de la pauvreté et de la mort de Rainer-Maria Rilke) que « l’écriture et la poésie (sont) seules capables de contraindre Dieu à la révélation » (3). C’est comme s’il fallait écrire pour provoquer Dieu à sortir de son silence. Ou pour ouvrir mes oreilles à son message « sans voix qui s’entende » (4).

Mais je ne peux me contenter d’écrire l’hymne pour moi seul. Mon hymne est pour le chant. Écrire pour donner à chanter, pour mettre en musique, c’est autre chose qu’écrire pour mettre en mémoire. C’est

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