Chers frères et sœurs en Christ,
Le passage de Luc que nous venons d’entendre
fait retentir dans toute sa radicalité l’appel
évangélique. Il y a, en effet, un risque de
malentendu. L’évangéliste note que de
grandes foules faisaient route avec Jésus. Or, la route
que prend le Christ, c’est celle de Jérusalem,
c’est celle de la croix et de la passion, celle de la
vie donnée et totalement livrée pour le salut
des hommes. Au chapitre 9, Luc nous avait avertis : «
Comme arrivait le temps, où il allait être enlevé
du monde, Jésus durcit sa face pour prendre la route
de Jérusalem. » (Lc 9, 51) Est-ce bien cette
route-là que veulent prendre ces foules pour se mettre
à la suite du Christ ? On peut en douter. On voit,
en effet, que même pour les disciples les plus proches,
ce passage par la passion n’est pas évident.
Ils veulent bien suivre le Christ mais sans prix à
payer, sans choix redoutables à faire. Ils veulent
bien accueillir la grâce, mais une grâce «
à bon marché », une grâce gratifiante,
une grâce qui ne « coûte pas », comme
le dénonçait le pasteur Dietrich Bonhoeffer,
pendu en 1945 par les nazis.
Avouons qu’il peut nous arriver aujourd’hui,
à nous aussi, de vouloir éliminer dans notre
référence au Christ la radicalité du
choix. Autour de nous, certains réduisent le christianisme
à un produit culturel qui a fortement marqué
la société occidentale et qu’on admire
à travers le riche patrimoine qu’il a laissé.
D’autres voient en lui une source d’émotions
fortes d’ordre esthétique ou spirituel, un supplément
d’âme, l’évocation d’un ailleurs.
Il peut nous arriver nous-mêmes de compartimenter nos
vies, de cantonner le Christ dans le secteur religieux de
notre existence, dans le domaine de la prière et du
culte et de mettre une cloison étanche avec les autres
domaines de notre existence. La référence au
Christ prend place à côté d’autres
valeurs qui sont en fait absolutisées : l’argent,
le pouvoir, le plaisir, la recherche du savoir, la réussite
coûte que coûte… Nous laissons ainsi coexister
en nous plusieurs logiques de vie. Nous pouvons également
avoir la tentation de faire une sélection dans les
paroles du Christ, de ne retenir dans le texte même
de l’Evangile que les passages qui nous conviennent.
Le risque est grand alors de ne faire qu’un christianisme
à notre convenance.
C’est là que l’appel du
Christ surgit avec cette force tranchante de la Parole de
Dieu, dont parle l’auteur de l’épître
aux Hébreux : « Vivante, en effet, est la Parole
de Dieu, énergique et plus tranchante qu’aucun
glaive à double tranchant. Elle pénètre
jusqu’à diviser âme et esprit, articulations
et moelles. Elle passe au crible les mouvements et les pensées
du cœur. » (Heb. 4, 12).
Le Christ nous pose la question de confiance
: le mettons-nous vraiment au centre de notre existence ?
Notre relation à lui, notre amitié, notre amour
sont-ils bien la boussole et le choix premier de nos vies
? Sommes-nous prêts à redire chaque jour comme
Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous ? C’est
toi qui as les paroles de la vie éternelle.»
(Jn 6, 68) Pour le suivre, Jésus demande un choix radical
à son disciple : ne pas se laisser paralyser par des
liens, des intérêts familiaux mal situés
ou par un attachement excessif aux biens. Le Fils de l’homme
prend la route. Il ne se laisse enfermer ni par sa famille
ni par son village. Il n’a pas de pierre pour reposer
sa tête. Il est totalement donné à l’annonce
de la venue du Règne de Dieu.
Marcher à la suite du Christ, c’est
vivre en sa présence, c’est écouter sa
Parole, c’est se laisser imprégner par l’Esprit.
Cela implique un décentrement par rapport à
soi, l’acceptation d’une conversion, les déplacements
auxquels invite une lecture attentive et savoureuse de l’Ecriture.
Il ne faut pas oublier non plus que suivre
le Christ c’est accepter de porter sa croix, c’est-à-dire
de vivre une vie donnée, livrée, la vie de celui
qui sait qu’ « il n’y a pas de plus grand
amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »
( Jn 15, 13) Marcher avec le Christ, c’est vivre la
dynamique du mystère pascal : celle du grain de blé
qui tombe en terre et qui meurt pour porter beaucoup de fruit.
Frères et sœurs, recevons comme
une grâce cette invitation à faire cette révision
de notre fidélité au Christ, de notre don total
au Seigneur. N’hésitons pas à la faire
personnellement, communautairement, ecclésialement.
Puissent nos rencontres œcuméniques être
un aiguillon pour avancer, plus avant ensemble, sur cette
route à la suite du Christ !
Peut-être cette route nous paraît-elle
à certains jours trop difficile, trop au dessus de
nos propres forces. N’oublions pas alors que cet appel
du Seigneur n’est pas seulement l’expression d’une
exigence, il est aussi la promesse d’un don. C’est
le Christ qui nous donne lui-même la force de marcher
avec lui. Dans la célébration de l’Eucharistie,
le Christ nous appelle à venir à sa suite, à
nous unir à lui, à vivre avec lui nos existences
comme des vies données et livrées. C’est
lui qui nous communique l’Esprit et nous permet de nous
mettre sur la longueur d’onde de la volonté de
Dieu. Rendons grâce au Père qui réalise
pleinement dans son Fils ce que le livre de la Sagesse avait
annoncé : « Qui donc a découvert ce qui
est dans les cieux ? Et qui aurait connu ta volonté,
si tu n’avais pas donné la Sagesse et envoyé
d’en haut ton Esprit Saint ? C’est ainsi que les
chemins des habitants de la terre sont devenus droits ; c’est
ainsi que les hommes ont appris ce qui te plaît et,
par la Sagesse, ont été sauvés. »
(Sag. 9, 16-18). Amen.
Jean-Pierre cardinal
RICARD
Archevêque de Bordeaux
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